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PROCOPE LE GRAND.

Christ reposera paisiblement dans les tabernacles de l’espérance et obtiendra le salut éternel.

« À Prague, au mois de juillet 1431. »

En même temps parut un Manifeste adressé, de la part des États de Bohême et de Moravie, à tous les rois, princes, comtes, marquis, etc., orthodoxes, où les quatre articles de foi religieuse et politique sont expliqués avec d’amples développements, et où, après avoir rappelé qu’on a toujours refusé de les entendre et de les discuter avec eux, les Bohémiens concluent ainsi :

« Jugez vous-mêmes si, après un refus si obstiné, nous devons reconnaître de tels juges, principalement les ecclésiastiques, qui, comme des écailles, se tiennent serrés auprès de l’Empereur de peur que la vérité ne pénètre. Cette obstination ne leur vient que de leur orgueil et de leur arrogance. Oubliant l’humilité de leur profession, ils ne pensent, ils n’agissent que dans la vue d’envahir tous les empires et tous les biens de la chrétienté. Pour y réussir, ils tournent à tous vents, et font de la foi chrétienne une boule qui roule du côté que l’on veut. Au lieu d’imiter Jésus-Christ et les Apôtres, ils nagent dans les délices et dans les voluptés de la chair. Comme des pourceaux, ils foulent les choses saintes aux pieds ; ils deviennent les temples du Diable. Comme les sergents de l’Ante-Christ, ils traitent d’hérésie les vérités chrétiennes, et il ne tient pas à eux que Jésus-Christ lui-même ne soit hérétique. Quoique non plus qu’aux Juifs il ne leur soit permis de faire mourir personne, ils assassinent par les traits empoisonnés de leurs langues ; ils le font à la lettre par cette croisade sanguinaire, et ils vous ont engagés contre nous, ô rois et princes ! comme si vous étiez leurs vassaux ou plutôt leurs satellites et leurs bourreaux. C’est pour vous y amorcer qu’ils vous promettent la rémission de vos péchés qu’ils n’ont pas pour eux-mêmes, beaucoup moins peuvent-ils donner le salut éternel dont ils vous bercent dans leurs diplômes mêlés de fiel et de miel. »

Ce manifeste se termine par cette fière déclaration : « Si donc séduits par les artifices de vos petits prêtres, vous faites irruption chez nous, les armes à la main, appuyés sur le secours de celui dont nous défendons la cause, nous repousserons la force par la force, et nous nous vengerons des injures qui ne sont pas tant faites à nous qu’à Dieu. Pour vous, la chair est votre bras ; mais le nôtre, c’est le Dieu des armées qui combat pour nous. À lui soient gloire et louanges dans tous les siècles ! »

Enfin la septième armée pénétra en Bohême, sous les ordres du cardinal Julien et de l’électeur de Brandebourg, qui avait reçu en grande solennité, à Nuremberg, l’étendard bénit des mains de ce prélat. Frédéric le Belliqueux, électeur de Saxe, ainsi que plusieurs autres princes et évêques, venaient après eux, avec des renforts considérables. C’était la plus grosse armée qu’on eût encore envoyée contre les Hussites ; mais on grossissait en vain le nombre des hommes, le courage allait diminuant toujours. La Bohême était regardée superstitieusement comme le tombeau de l’Allemagne, et, au son du tambour des Taborites, on croyait voir apparaître le spectre exterminateur de Ziska. On entra donc timidement sur cette terre glorieuse, en détachant force espions en avant, et on s’enfonça en tremblant dans ces montagnes du Bœhmerwald où l’on s’attendait à mille embuscades. Procope, irrité de vaincre ces grandes armées sans les combattre, désirait les attirer à l’intérieur et les voir se réunir sous sa main terrible. Il s’avisa à cet effet d’un stratagème. Ce fut de tromper les espions, en leur faisant croire que la division s’était mise parmi les Hussites, que Prague abandonnait les Taborites, et que les Taborites, à leur tour, se séparaient des Orphelins. À cet effet, il fit faire aux divers corps de l’armée bohémienne diverses marches et contre-marches, qui semblaient annoncer l’incertitude et la désertion. En peu de jours les Impériaux furent persuadés qu’ils pouvaient hasarder leurs forces à découvert, et qu’ils n’avaient à combattre que des paysans et des ouvriers mal armés et mal dirigés. Sur ces fausses nouvelles, l’armée hâta sa marche, chantant le triomphe avant la victoire. Après avoir traversé la forêt de Bohême, les Allemands allèrent assiéger Taschau sur la Mise. On les laissa s’y agglomérer et s’y installer ; puis, tout à coup, Procope fondit sur eux avec ses Taborites et les Orphelins. Ce fut le signal de la déroute la plus complète. Les Allemands épouvantés se répandirent au hasard dans le pays, ravageant tout sur leur passage, et se vengeant de leur honte par mille cruautés. Enfin, s’étant ralliés vers Taus (Tusta), dans le district de Pilsen, ils allèrent camper à Riesenberg, château situé sur une haute montagne. Procope se dirigeait sur eux à grandes journées ; mais dès qu’ils en eurent avis et dès qu’ils apprirent le bon accord qui régnait parmi les Bohémiens pour les expulser, ils furent saisis d’une terreur panique et s’enfuirent vers la forêt, sans qu’il fût possible à leurs chefs de les rallier. C’est en vain que le cardinal leur adressa une harangue en beau style ; c’est en vain qu’il s’écria : « Ô Allemagne ! ô Allemagne ! que diraient les Arioviste, les Tuiscon et les Arminius, s’ils voyaient fuir ainsi leurs descendants au seul nom de l’ennemi ? Ô honte ! ô infamie ! nous fuyons la Bohême, mais la Bohême nous poursuivra et nous exterminera dans les lieux de nos retraites. Où seront les murailles qui pourront nous mettre à couvert ? Non, non, ce ne sont pas les murailles qui défendent les hommes, c’est la bravoure et l’honneur ! » La voix éloquente du prélat se perdit dans les profondeurs du Bœhmerwald, et lui-même, entraîné par les fuyards, perdit sur les chemins la bulle du pape, son chapeau et son habit de cardinal, sa croix et sa clochette. Ces insignes furent ramassés et portés à Taus, où ils restèrent longtemps dans les archives de la ville.

L’épouvante fut si grande, qu’ayant oublié par où ils étaient venus, et assourdis par le bruit de cent cinquante gros canons qu’ils avaient abandonnés, et que les Bohémiens s’amusaient à faire partir pour augmenter leur terreur, ils s’enfoncèrent pêle-mêle dans les chemins tortueux de la montagne, courant à toute bride ; les chariots se croisant, se heurtant, les cavaliers s’abattant de tous côtés. C’était une confusion, des cris, un désordre dont rien ne peut donner l’idée, un spectacle lamentable à voir. Onze mille hommes périrent, pour ainsi dire, en courant. Sept cents tombèrent aux mains de l’ennemi. Toutes les munitions de guerre et de bouche, deux cent quarante chariots remplis les uns de vin, les autres d’or et d’argent, furent abandonnés. L’armée en déroute arriva à Ratisbonne dans un état déplorable, et y apporta le désespoir. Cette ville s’était épuisée pour les frais de la croisade, et il fallait qu’elle s’imposât à la hâte de nouveaux sacrifices pour se fortifier, car on attendait l’ennemi et sa vengeance. Mais le cardinal l’avait dit : « Ce ne sont pas les murailles qui défendent les hommes. »

« Qui l’aurait cru, s’écrie à cette occasion l’historien Cochlée, qu’une armée de quarante mille chevaux eût pu prendre la fuite si soudainement ? Le Turc, lui-même, ce tyran si puissant par un si grand nombre de royaumes et de provinces, n’oserait pas combattre une telle armée. » Sans doute personne n’eût voulu le prévoir, cet ascendant irrésistible de la bonne cause sur la mauvaise ; et bien que l’histoire soit pleine de pareilles leçons, les hommes sans croyance et sans enthousiasme s’en étonneront toujours. Mais la vie de l’humanité est semée de miracles : malheur aux puissants qui ne les comprennent pas !

De son côté l’archiduc Albert profitait de cette diversion pour réduire son duché de Moravie et pour en extirper l’hérésie. Il y prit plusieurs villes qu’il livra au pillage de ses soldats, et y brûla cinq cents villages. Mais il ne les convertit pas, et fut forcé de fuir devant Procope le Petit et ses Orphelins, qui, ayant ravagé le territoire catholique, allèrent brûler les faubourgs d’Olmutz et dévaster l’Autriche jusqu’aux rives du Danube.

Procope le Grand fit une nouvelle course en Silésie ; puis, s’étant réuni à Procope le Petit, il pénétra au cœur