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PROCOPE LE GRAND.

devait aboutir qu’à une immense élaboration de matériaux pour l’avenir. Les Orphelins, les Taborites et les Calixtins formaient à cette époque trois partis bien tranchés. On connaît et on apprécie les dissentiments des deux dernières sectes, mais on ne sait pas quelles idées séparaient les Taborites des Orphelins. La partie la plus importante de cette révolution est encore enveloppée de nuages, les historiens s’étant beaucoup plus occupés des effets que des causes. À la guerre, ils nous montrent constamment les Orphelins entreprenant les choses les plus téméraires, et sans doute avec moins de science et de tactique que les Taborites ; car ils échouent souvent, éprouvent des pertes terribles, et sont même raillés par les Taborites, qui, les voyant écrasés par leur faute au siége de Kolin, leur demandent s’ils ont eu une bonne Saint-Martin. Mais, en toute rencontre, ces mêmes Taborites volent à leur secours, et achèvent glorieusement ce qu’ils ont audacieusement commencé. Les Orphelins jouent là le rôle que les troupes régulières de Marie-Thérèse laissaient aux Pandoures de la Croatie, dans les guerres contre Frédéric le Grand. Ce sont eux qui tentent les coups les plus insensés, qui se jettent dans l’eau, dans le feu, dans la glace, et qui, par leur fanatique mépris de la vie, rendent possible ce que la raison eût repoussé. Il est vrai que, sans Procope et sa cohorte invincible, à la fois prudente et acharnée, ces enthousiastes eussent été martyrs plus souvent que vainqueurs. Expliquera-t-on leurs querelles en temps de paix par la différence de leurs tempéraments et de leur conduite en temps de guerre ? Ce serait expliquer le fait par le fait, et il est évident pour nous que cette fureur aveugle qui les poussait à sacrifier leurs vies, sans égard pour les dangers formidables qu’ils attiraient sur le reste de l’armée, était le résultat de quelque croyance particulière, peut-être celle de la résurrection immédiate dans de nouveaux corps, qui avait été prêchée à couvert durant les dernières années de Ziska.

Quoi qu’il en soit, la conférence de Béraune remua chaudement la question du dogme de la transsubstantiation, et celle du libre arbitre, de la justification et de la prédestination. On ne nous dit pas quelle part y eurent les uns ou les autres. On nous montre Procope soutenant, sans défaillance et sans variation, la croyance des Picards Taborites, qu’on pourrait appeler aussi croyances Bérengariennes. Comme, depuis le commencement de la révolution, ces doctrines s’étaient puissamment élaborées dans les fortes intelligences des prêtres taborites, Coranda, Jacobel, Biscupec et autres, et qu’ils firent encore des progrès dans la suite, nous les expliquerons en leur lieu, et nous suivrons rapidement les événements de la guerre.

Les Orphelins attaquant toujours, et les Taborites accourant toujours pour les sauver, l’armée révolutionnaire fit des expéditions formidables en Silésie et en Moravie. Douze villes furent brûlées, et le pays ravagé. La terreur fut portée jusqu’à Breslau. Après Neissa, Bruna fut assiégée, et Procope y soutint un de ces terribles combats où l’engageait trop souvent la confiance fanatique des Orphelins. De là il retourna porter la désolation et l’épouvante jusqu’aux portes de Vienne. Mais, à son retour, il trouva une de ses meilleures places enlevée et rasée par la garnison allemande de Bechin. Il assiégea cette dernière place, et y éprouva une grande douleur. Jaroslas, son intime ami, l’unique frère de Ziska, fut tué à ses côtés. Enfin il enleva Bechin, et y mit garnison. Tabor, qui était située dans le voisinage, avait couru de grands dangers durant cette campague. De leur côté, après un long siége et de grandes pertes, les Orphelins prirent Lichtemberg, et pénétrant dans le district de Glatz, y mirent tout à feu et à sang. Ils y soutinrent une bataille dans laquelle ils eussent succombé, sans l’arrivée du grand Procope, qui avait hérité de Ziska le don de porter toujours des coups décisifs. Mais, en somme, ces campagnes en Silésie et en Moravie furent presque aussi désastreuses qu’avantageuses aux Hussites. Ces races slaves, aux prises les unes contre les autres, ne pouvaient s’étreindre mollement. Ce n’étaient pas là les timides croisés de Martin v, ces mercenaires allemands, qui fuyaient à la seule vue du bouclier hussitique. La famille slave eût conquis le monde à cette époque, si elle eût été unie par une même foi. Le temps de Hunniade et de Scanderbeg approchait. Quelle croisade contre les Turcs, si Procope et Ziska l’eussent commencée !

Sigismond profita de l’hiver, qui ramenait et concentrait en Bohême tous les partis, pour envoyer une ambassade et proposer la paix. Procope reçut une députation à Tabor, et se flatta de négocier une réconciliation honorable. Il obtint un sauf-conduit, et alla trouver l’empereur en Autriche. Mais Sigismond ne voulut point se départir de son autorité, et Procope n’était pas homme à transiger avec la foi et l’honneur de sa patrie. Il revint irrité de l’obstination et de la folie de l’Empereur.

Cependant les deux villes de Prague (la vieille Prague et la nouvelle) exerçant de mortelles inimitiés l’une contre l’autre, Procope jugea bientôt qu’il devait faire tous ses efforts pour procurer la paix. Il proposa de recevoir Sigismond, à condition que lui et tous ses Hongrois voulussent suivre l’Écriture sainte, communier sous les deux espèces, et accorder aux Bohémiens toutes les grâces qu’ils lui demanderaient. Procope n’était pas l’homme des concessions, et ses bonnes intentions ne pouvaient combler un abîme. On accusait les Orphelins et les Taborites de rejeter tous les accommodements, pour perpétuer une guerre de rapines qui ne profitait qu’à eux. Ces accusations étaient amères au noble cœur de Procope. Il envoya faire de nouvelles offres à l’Empereur, et ce dernier assembla une diète à Presbourg, où Procope se rendit à la tête de la députation des grands de Bohême et des seigneurs de Prague. Mais la timide politique des Calixtins voulait déborder la fière et loyale contenance du rasé. Pendant les conférences de la diète, les États de Prague s’assemblèrent, et résolurent d’envoyer à l’Empereur des propositions qui sans doute n’eussent pas été du goût de Procope ; car les Orphelins et une partie des Taborites s’opposèrent à cette résolution, et proclamèrent avec une sainte fureur qu’un peuple libre n’avait pas besoin d’un roi. Les hostilités entre les partis des deux villes de Prague recommencèrent. Les négociations furent rompues, et Procope, averti sans doute de l’espèce de trahison qui tendait à le compromettre, revint à Prague sans rien conclure avec l’Empereur. Il rétablit la paix dans la capitale, et se joignant aux Orphelins avec son armée, il résolut, pendant que les Orébites iraient fourrager les districts de Glatz, de faire irruption dans la Misnie. Il harangua ses soldats en les appelant, comme faisait Ziska, ses très-chers frères, et les ayant enflammés de l’ardeur qui le remplissait, il passa l’Elbe et alla s’emparer de la vieille ville de Dresde. Repoussés par une surprise nocturne, les Bohémiens allèrent le long de l’Elbe, brûlant en chemin les pressoirs, démâtant les vignes et pillant les villages, ils entrèrent dans Meissen, et emprisonnèrent l’évêque Jean Hoffmann, qui avait voté la mort de Jean Huss à Constance. Ils remplirent de terre les puits et les fosses métalliques de Scharffenberg, et bouchèrent les veines et canaux des mines. Après quoi ils continuèrent à remonter l’Elbe, pillant et brûlant tout, jusqu’à Torgau et à Magdebourg. De là, ils jetèrent un pont sur le fleuve, passèrent dans la Lusace et dans la marche de Brandebourg, réduisirent Gouben en cendres, assiégèrent Gorlitz, et Bautschen, qui se défendit vigoureusement et finit par se racheter pour une forte somme. Ils rentrèrent en Bohême à l’époque de Noël, avec de riches provisions ; dès le commencement de 1430, ils s’apprêtèrent à de nouvelles excursions, ils se partagèrent en diverses bandes dont chacune prit un nom particulier, collecteurs, petits chapeaux, petits cousins, troupes de loups, petits hommes chaussés, etc. Un renfort de Hussites de Moravie vint les rejoindre après avoir enlevé la ville épiscopale de Jean de Fer et ravagé sa province. Ces bandes terribles réunies formaient une