Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 8, 1855.djvu/312

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
4
PROCOPE LE GRAND.

plus grand alors que le monde tout entier ; et la vaste Réforme de Luther était là en germe, avec bien d’autres Réformes encore que l’Humanité accomplira sans aucun doute, et peut-être sans violence, dans un avenir plus ou moins prochain.

Il arriva donc que les docteurs Orphelins, maître Jean Przibram, et maître Pierre de Mladowitz, ami de Jean Huss, se trouvèrent en dissidence sur les matières de foi avec le savant Wickléfite Pierre Payne, dit l’Anglais, et maître Jean de Rockisane, celui qui avait conclu la paix entre les Pragois et Ziska, et qui devait jouer encore un grand et fâcheux rôle dans cette révolution. On verra ailleurs quel était le fond de la dispute, et combien, sous ses formes ardues et mystérieuses en apparence, elle devait intéresser la religion et la politique de la nation. Les docteurs Orphelins furent mis en prison, puis élargis à la sollicitation de Rockisane ; et la décision de l’assemblée fut que Payne et Przibram, chacun de leur côté, ne parleraient de l’Eucharistie que dans les termes de l’Écriture et des Pères : conclusion fort vague, car la discussion roulait sur ces textes mêmes et sur l’interprétation qu’on devait leur donner. On essaya de calmer les esprits par une mesure de haute tolérance, en défendant aux deux docteurs de se traiter mutuellement d’hérétiques, non plus que Jean Wicklef, Jean Huss, et Jacobel. Mais si les Calixtins de Prague prenaient prudemment leur parti dans ces sortes de conflits dangereux, les Orphelins n’étaient pas d’humeur à transiger avec leurs doctrines ardentes et leur enthousiasme révolutionnaire. Leurs docteurs quittèrent Prague fort irrités, avec ceux des Pragois qui partageaient leurs sentiments, et ils allèrent trouver l’armée Orpheline dans son campement de chariots, ces villes ambulantes dont ils ne sortaient même pas pour se battre, ayant frappé d’interdit toutes les cités habitées par les autres hommes, on ne nous dit pas en vertu de quel préjugé fanatique ou de quelle protestation austère.

Aussitôt les Orphelins se mettent en campagne, ayant à leur tête Welichs et Procope le Petit, vaillant homme de guerre. Ils livrent de terribles assauts à la ville pragoise de Litomils avec tant de furie, qu’on eût dit des démons sortis de l’enfer. La ville est emportée, ravagée, et arrosée de sang après une vigoureuse résistance. Plusieurs autres villes éprouvèrent le même sort. Ensuite s’étant réunis à ceux des villes de Launi et de Zatec, ils allèrent se joindre à leurs frères les Taborites, qui étaient aux prises devant une ville autrichienne avec l’archiduc Albert. La ville fut prise et brûlée, mais le combat n’en fut que plus acharné avec les Autrichiens. Les Taborites y perdirent leurs chariots, et cependant ils en sortirent vainqueurs, après quoi, étant rentrés en Bohême malgré le grand froid (décembre 1425 ) ils allèrent tous ensemble tenter un coup de main sur Prague. Mais les Pragois agirent avec Procope le Grand comme ils avaient fait avec Ziska ; ils lui confièrent le salut de la patrie ; et Procope, apaisant les fureurs de son armée, conclut une paix éternelle entre toutes les sectes ennemies. De là, il alla avec les siens prendre ses quartiers d’hiver à Klattau ; mais il n’y fut pas longtemps oisif. Dès le printemps, et tandis que les princes allemands rassemblaient leurs forces pour une attaque décisive, il alla aux frontières de la Misnie châtier deux généraux de l’électeur de Saxe, qui exerçaient d’horribles cruautés sur les Bohémiens dans ces parages. Il reprit plusieurs places, puis courut au secours des Praguois, qui venaient d’éprouver un échec considérable devant Aussig.

Enfin, au mois de juin 1426, arriva une armée allemande de cent mille hommes, commandée par plusieurs princes de l’Empire et burgraves considérables. Les Hussites, ayant à leur tête un Podiebrad, un seigneur de Waldstein et Procope le Grand, se retranchèrent, pour attendre le combat, dans une enceinte de cinq cents chariots liés ensemble de doubles chaînes. Les Allemands passèrent tout un jour de chaleur excessive à briser ces chaînes avec des haches à deux tranchants dont on les avait munis à cet effet pour la première fois. Les Bohémiens, à couvert derrière leurs grands boucliers fichés en terre, les laissèrent s’épuiser à ce travail ; et dès que la cavalerie se présenta, ils la renversèrent avec leurs machines de guerre. Leurs fantassins étaient en outre armés d’une lance crochue de nouvelle invention, avec laquelle ils désarçonnaient les cavaliers. Le combat fut acharné, et les Hussites y perdirent trois mille hommes, perte considérable vu leur petit nombre ; mais cinquante mille Allemands périrent, dit-on, en Bohême, dans cette bataille et dans les diverses escarmouches qui harcelèrent leur fuite. La fleur de leur noblesse y demeura et fut ensevelie à Tœplitz sous des poiriers sauvages, qui, selon la tradition, ne portèrent jamais plus de fruit depuis ce temps-là. La même nuit qui vit cette déroute immense des Allemands, ceux des Taborites qui étaient restés occupés au siège d’Aussig emportèrent la place, la brûlèrent, et n’y laissèrent pas un être vivant.

Après la bataille, l’armée Hussite, qui semblait ne pas connaître le repos et se fortifier dans les fatigues et les combats, fit encore d’autres exploits, et enleva d’autres places aux Catholiques. En général, les assiégés se défendaient en désespérés, sachant bien que les Taborites ne faisaient pas quartier aux vaincus. Mais, par exception, la ville de Mise se rendit à dix hommes commandés par un chef Taborite appelé Przibik Klenowky, et surnommé le héros invincible. En réponse aux reproches de couardise de leurs voisins de Pilsen, Ce chef dirent ceux de Mise, avait une si longue épée, qu’elle pouvait atteindre d’une porte à l’autre.

Pendant que les Taborites étaient occupés dans l’intérieur du pays, on ravageait leurs frontières. L’archiduc d’Autriche assiégeait une place de Moravie dans laquelle Procope avait mis garnison ; mais en apprenant l’approche du rasé, il s’en retira précipitamment, et Procope lui prit d’autres forteresses. Une seule fut opiniâtrement défendue par une jeune fille dont le père venait de mourir en lui confiant la garde de sa forteresse, jusqu’à l’arrivée d’un secours qu’on attendait des Catholiques. Le secours n’arriva point, les Taborites le détruisirent en chemin ; mais l’héroïne résista quinze jours encore aux menaces et aux promesses de Procope. Lorsqu’elle vit tous ses murs démantelés, elle accepta une capitulation honorable, et se retira avec une partie des siens, sous l’escorte d’un des capitaines assiégeants, abandonnant toutefois les vivres et les munitions de guerre.

Les Allemands étaient encore une fois vaincus ; la discorde malneureusement reparut bieutôt en Bohême.

On se rappelle Koribut, ce parent du roi de Pologne dont les Calixtins de Prague et les Catholiques de la Bohême avaient voulu faire un roi avant la mort de Ziska. Wladislas le leur avait envoyé dans un moment de dépit contre l’Empereur. Puis, s’étant réconcilié avec ce dernier, il l’avait rappelé. Mais Koribut, soit qu’il eût pris sincèrement parti pour cette nation héroïque, soit qu’il n’eût pas renoncé à l’espoir de régner, était rentré en Bohème avec quelques troupes ; et après avoir communié sous les deux espèces avec son monde, il faisait la guerre aux Allemands comme chef bohémien. Il accompagna les deux Procope dans une expédition qu’ils firent en Autriche, et d’où, après avoir ravagé le pays jusqu’aux bords du Danube, après avoir promené le fer et la flamme dans l’Autriche, la Hongrie, la Lusace et la Silésie, les Taborites et les Orphelins rapportèrent tant de butin que la Bohême se trouva un instant riche et l’armée pourvue de tout. Le bétail enlevé sur les terres ennemies était si considérable, qu’on achetait à cette époque en Bohême quinze bœufs pour deux écus.

Mais Koribut était tombé dans la disgrâce de ces Calixtins qui l’avaient appelé quelques années auparavant contre le gré des Taborites. On ne sait pas bien les causes véritables de cette inconstance, mais on peut présumer que Koribut, qui était un rude soldat fort aimé désormais des Taborites, avait plutôt abandonné que repris ses projets de royauté, et que les Calixtins lui en faisaient un crime et une honte. S’il en est ainsi, leur conduite à son égard fut hypocritement odieuse. Ils l’accusèrent d’avoir négocié sa réconciliation avec Martin v, et de vouloir trahir la Bohême pour s’en faire le