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PROCOPE LE GRAND.

genou devant l’image du représentant et du révélateur de cette Doctrine que tu condamnes ! Ô Révélation de l’Égalité ! quelle n’est donc pas ta puissance, puisque tu triomphes encore dans ton symbole, puisque tu protestes toujours contre le mensonge qui se pare de ton nom, puisque tu es toujours parmi nous sous la figure d’une croix rayonnante, pour proclamer au monde que ton règne, après deux mille ans, ne fait encore que de commencer !

Procope était, comme Ziska, un gentilhomme bohème de médiocre fortune. Élevé et adopté par un oncle qui le destinait à l’état ecclésiastique, il voyagea en France, en Italie, en Espagne, et jusque dans la Terre-Sainte. À son retour, rasé et ordonné prêtre malgré lui, il quitta bientôt la soutane pour l’épée, et s’élança sous les étendards de Ziska. On l’a déjà vu se distinguer en Moravie contre les Autrichiens et Jean, l’évêque de fer. À la mort du redoutable aveugle, il fut élu chef des Taborites. Ziska, comme nous l’avons vu dans le précédent récit, mourut en 1424, désignant lui-même pour son successeur Procope, surnommé Rase, ou le Rasé, à cause de la circonstance que nous venons de mentionner. Quant au surnom de Grand, peut-être ne fut-il donné d’abord à Procope qu’à cause de sa taille et pour le distinguer d’un autre Procope surnommé le Petit, un des chefs des Orphelins. Toutefois l’historien Jacques Lenfant, qui a étudié et résumé les chroniques relatives à cette époque, affirme positivement que ce furent ses exploits militaires qui lui firent donner le nom de Grand.

Procope commença sa nouvelle carrière par une course en Autriche et par la prise de plusieurs places, entre autres celle de Hraditz, qui était extrêmement forte, et où le combat fut acharné. La ville fut brûlée, et les habitants massacrés. Dans le même temps les Hussites firent une course dans la Misnie, avec quatre mille lances, c’est-à-dire seize à vingt mille hommes, et prirent une autre place forte avec la même fureur et les mêmes scènes de carnage. Harcelés de tous côtés, anathématisés par le concile de Sienne et menacés d’une nouvelle croisade, les Bohémiens obéissaient à la nécessité de poursuivre le terrible système de Ziska.

Martin v fit jouer tous les ressorts de la politique pour réunir tous les rois, tous les princes et tous les évêques de l’Allemagne et des pays slaves du nom chrétien, contre les Hussites, pour extirper l’infâme hérésie, et pour exterminer tous les hérétiques. Il autorisa les princes de l’Église à lever des impôts extraordinaires pour les frais de la guerre sainte. Il écrivit à Sigismond qu’il devait, en cette circonstance, justifier sa qualité d’empereur, c’est-à-dire celle de défenseur de l’Église, que cette dignité lui impose. Enfin, il exhorta tous les souverains à oublier leurs propres querelles, et à se réconcilier pour l’amour de Dieu et pour l’extinction de l’hérésie.

À ces menaces, les Bohémiens répondirent « qu’on les attaquait contre tout droit divin et humain ; qu’on les diffamait sans preuve, et sans avoir voulu les entendre ; qu’on ne pouvait, avec vérité, leur reprocher de croire à autre chose qu’à la parole de Dieu, et aux symboles de Nicée, de Constantinople, d’Éphèse, et de Chalcédoine ; qu’ils étaient résolus de défendre cette foi, au péril de leurs biens et de leurs vies ; qu’il n’y avait rien de plus contraire à l’esprit du Christianisme que de vouloir les exterminer au gré du pape et de l’Empereur. Enfin, que si on les attaquait encore, appuyés qu’ils se croyaient du secours de Dieu, ils repousseraient la force par la force, et que tout le monde, femmes et enfants, ils feraient une résistance qui serait admirable à tout l’univers. »

Les Bohémiens tinrent leur promesse, et cette résistance qu’ils annonçaient fut admirable en effet. Mais ils devaient être vaincus un jour par la ruse des souverains, par leur propre lassitude, et surtout par leurs divisions de croyances et d’intérêts.

On n’a pas oublié que plusieurs sectes s’agitaient dans le sein du Hussitisme. Les armées de Ziska n’étaient pas, comme celles de tous les souverains de cette époque, des troupes d’aventuriers mercenaires ayant pour unique but le pillage, et ne connaissant en campagne ni amis ni ennemis. Ces armées étaient de véritables sectes religieuses, qui considéraient la violence et la cruauté comme des devoirs sacrés, et le pillage comme l’unique moyen de pourvoir aux frais de la guerre nationale. S’il y avait du fanatisme et de la férocité dans cette doctrine militaire, il y avait du moins un sentiment élevé de la mission du guerrier chrétien. Dans ces époques de lutte ardente, les hommes ne peuvent être grands que par la révolte et par la guerre. Jeanne d’Arc elle-même, cette figure angélique qui eût pu se placer à côté de celle de Marie dans la divine épopée de Jésus, apparaît au moyen âge sous la cuirasse et sous le casque, comme l’archange Michel, et c’est l’épée à la main qu’elle accomplit sa prédication sublime.

Mais si les sectes de Tabor étaient grandes et austères, il s’en fallait de beaucoup qu’elles fussent toutes suffisamment éclairées pour demeurer d’accord. Elles étaient parties en apparence de Wicklef et de Jean Huss, mais quelques-unes de leurs doctrines remontaient jusqu’à Pierre Valdo et à Bérenger. Nous avons vu Ziska, en grand général et en politique habile, pactiser tantôt avec les Calixtins, tantôt avec les Catholiques, poursuivre les Picards ou prétendus tels, et ensuite les tolérer ou se faire tolérer par eux. L’espèce de scission qui s’opéra dans son armée, au lendemain de sa mort, montre bien la différence des opinions qu’il avait réussi à tenir unies pour l’action, grâce au prestige de sa gloire et à l’ascendant de sa parole concise, énergique et vaillante. Mais on ne doit pas oublier qu’il se souciait plus de la guerre que de la foi, et qu’il se sentit, vers la fin, dépassé dans le mal apparent par l’ardeur sauvage de ses troupes, dans le bien réel par l’enthousiasme religieux qui les animait.

Il était mort, laissant la paix jurée, grâce à son habileté et aussi à sa clémence, entre toutes les branches du Hussitisme. Cette union ne pouvait durer. Les Orphelins, les Orébites, et les Taborites, en se constituant en trois corps et en se choisissant des chefs différents, avaient semblé prévoir qu’ils ne marcheraient pas d’accord, s’ils ne se séparaient dans le repos pour se retrouver sur la brèche et s’entr’aider à l’heure du péril. Procope le Grand sentit qu’il fallait permettre cette division, et que sa mission était de cimenter au moins une alliance durable entre toutes ces forces de la résistance nationale. Il y travailla toute sa vie ; mais, plus religieux et peut-être plus sincère que Ziska, il n’abjura jamais sa croyance personnelle, et resta franc Picard envers et contre tous. Ce fut sa gloire et la cause de sa perte.

Il eut bientôt à continuer l’œuvre de Ziska dans le maintien d’une alliance plus difficile encore. Je veux parler de l’espèce de paix qui, en présence de l’ennemi commun, soit le pape, soit l’Empereur, ou les princes soulevés par eux, réunissait les différentes sectes exaltées du Hussitisme au juste-milieu nobiliaire et bourgeois du temps. Les Orphelins ne tardèrent pas à rompre l’union avec ceux de Prague, c’est-à-dire avec les Calixtins. Fidèles au principe de faire avancer la loi de Dieu, et obéissant à la nécessité de constituer et de formuler leurs doctrines, tous les Hussites étaient d’accord sur un point admirable, mais dangereux dans la circonstance : c’était d’employer en discussions sur les matières de foi, en assemblées de docteurs et en synodes généraux ou particuliers, tout le temps qui n’était pas employé à la défense du pays et aux travaux de la guerre. Pendant que le concile de Sienne mettait à prix le sang de la Bohême, on débattait en Bohême les plus hautes questions théologiques. Ce peuple qu’on traitait de barbare, de sanguinaire, d’impie et de débauché, offrait aux yeux du monde étonné le spectacle d’une Église nouvelle qui cherchait à réformer l’ancienne plus radicalement que les conciles œcuméniques, et qui, au milieu des ruines, et sous le feu de vingt puissances ennemies, s’efforçait de formuler et d’organiser les bases et la législation de la véritable religion évangélique. Le pape écrivait à l’Empereur qu’il ne concevait pas qu’il ne put venir à bout d’une hérésie réfugiée dans un petit coin du monde. Ce petit coin était