Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 8, 1855.djvu/304

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
300
CONSUELO.

en guise de rideaux. Une triple rangée de cierges éclairait son pâle visage, qui était resté si calme, si pur et si mâle qu’on eût dit qu’il dormait paisiblement. On avait revêtu le dernier des Rudolstadt, suivant un usage en vigueur dans cette famille, de l’antique costume de ses pères. Il avait la couronne de comte sur la tête, l’épée au flanc, l’écu sous les pieds, et le crucifix sur la poitrine. Avec ses longs cheveux et sa barbe noire, il était tout semblable aux anciens preux dont les statues étendues sur leurs tombes gisaient autour de lui. Le pavé était semé de fleurs, et des parfums brûlaient lentement dans des cassolettes de vermeil, aux quatre angles de sa couche mortuaire.

Pendant trois heures Consuelo pria pour son époux et le contempla dans son sublime repos. La mort, en répandant une teinte plus morne sur ses traits, les avait si peu altérés, que plusieurs fois elle oublia, en admirant sa beauté, qu’il avait cessé de vivre. Elle s’imagina même entendre le bruit de sa respiration, et lorsqu’elle s’en éloignait un instant pour entretenir le parfum des réchauds et la flamme des cierges, il lui semblait qu’elle entendait de faibles frôlements et qu’elle apercevait de légères ondulations dans les rideaux et dans les draperies. Elle se rapprochait de lui aussitôt, et interrogeant sa bouche glacée, son cœur éteint, elle renonçait à des espérances fugitives, insensées.

Quand l’horloge sonna trois heures, Consuelo se leva et déposa sur les lèvres de son époux son premier, son dernier baiser d’amour.

« Adieu, Albert, lui dit-elle à voix haute, emportée par une religieuse exaltation : tu lis maintenant sans incertitude dans mon cœur. Il n’y a plus de nuages entre nous, et tu sais combien je t’aime. Tu sais que si j’abandonne ta dépouille sacrée aux soins d’une famille qui demain reviendra te contempler sans faiblesse, je n’abandonne pas pour cela ton immortel souvenir et la pensée de ton indestructible amour. Tu sais que ce n’est pas une veuve oublieuse, mais une épouse fidèle qui s’éloigne de ta demeure, et qu’elle t’emporte à jamais dans son âme. Adieu, Albert ! tu l’as dit, la mort passe entre nous, et ne nous sépare en apparence que pour nous réunir dans l’éternité. Fidèle à la foi que tu m’as enseignée, certaine que tu as mérité l’amour et la bénédiction de ton Dieu, je ne te pleure pas, et rien ne te présentera à ma pensée sous l’image fausse et impie de la mort. Il n’y a pas de mort, Albert, tu avais raison ; je le sens dans mon cœur, puisque je t’aime plus que jamais. »

Comme Consuelo achevait ces paroles, les rideaux qui retombaient fermés derrière le catafalque s’agitèrent sensiblement, et s’entr’ouvrant tout à coup, offrirent à ses regards, la figure pâle de Zdenko. Elle en fut effrayée d’abord, habituée qu’elle était à le regarder comme son plus mortel ennemi. Mais il avait une expression de douceur dans les yeux, et, lui tendant par-dessus le lit mortuaire une main rude, qu’elle n’hésita pas à serrer dans la sienne :

« Faisons la paix sur son lit de repos, ma pauvre fille, lui dit-il en souriant. Tu es une bonne fille de Dieu, et Albert est content de toi. Va, il est heureux dans ce moment-ci, il dort si bien, le bon Albert ! Je lui ai pardonné, tu le vois ! Je suis revenu le voir quand j’ai appris qu’il dormait ; à présent je ne le quitterai plus. Je l’emmènerai demain dans la grotte, et nous parlerons encore de Consuelo, Consuelo de mi alma ! Va te reposer, ma fille ; Albert n’est pas seul. Zdenko est là, toujours là. Il n’a besoin de rien. Il est si bien avec son ami ! Le malheur est conjuré, le mal est détruit ; la mort est vaincue. Le jour trois fois heureux s’est levé. Que celui à qui on a fait tort te salue ! »

Consuelo ne put supporter davantage la joie enfantine de ce pauvre fou. Elle lui fit de tendres adieux ; et quand elle rouvrit la porte de la chapelle, elle laissa Cynabre se précipiter vers son ancien ami, qu’il n’avait pas cessé de flairer et d’appeler.

« Pauvre Cynabre ! viens ; je te cacherai là sous le lit de ton maître, dit Zdenko en le caressant avec la même tendresse qui si c’eût été son enfant. Viens, viens, mon Cynabre ! nous voilà réunis tous les trois, nous ne nous quitterons plus ! »

Consuelo alla réveiller le Porpora. Elle entra ensuite sur la pointe du pied dans la chambre de Christian, et passa entre son lit et celui de la chanoinesse.

« C’est vous ? ma fille, dit le vieillard sans montrer aucune surprise : je suis bien heureux de vous voir. Ne réveillez pas ma sœur qui dort bien, grâce à Dieu ! et allez en faire autant ; je suis tout à fait tranquille. Mon fils est sauvé, et je serai bientôt guéri. »

Consuelo baisa ses cheveux blancs, ses mains ridées, et lui cacha des larmes qui eussent peut-être ébranlé son illusion. Elle n’osa embrasser la chanoinesse, qui reposait enfin pour la première fois depuis trente nuits. « Dieu a mis un terme dans la douleur, pensa-t-elle ; c’est son excès même. Puissent ces infortunés rester longtemps sous le poids salutaire de la fatigue ! »

Une demi-heure après, Consuelo, dont le cœur s’était brisé en quittant ces nobles vieillards, franchit avec le Porpora la herse du château des Géants, sans se rappeler que ce manoir formidable, où tant de fossés et de grilles enfermaient tant de richesses et de souffrances, était devenu la propriété de la comtesse de Rudolstadt.


Nota. Ceux de nos lecteurs qui se sont par trop fatigués à suivre Consuelo parmi tant de périls et d’aventures, peuvent maintenant se reposer. Ceux, moins nombreux sans doute, qui se sentent encore quelque courage, apprendront dans un prochain roman, la suite de ses pérégrinations, et ce qui advint du comte Albert après sa mort.


FIN DE CONSUELO.