Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 8, 1855.djvu/289

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
285
CONSUELO.

vous serez bien à jeun quand vous aurez l’honneur d’approcher le roi de Prusse ; et je vous connais trop pour n’être pas certaine que vous ne lui parlerez de rien d’étranger à la musique.

— Mademoiselle me paraît fort prudente, reprit le baron. Il paraît cependant qu’elle a été fort liée à Vienne avec ce jeune baron de Trenck ?

— Moi, monsieur ? répondit Consuelo avec une indifférence fort bien jouée ; je le connais à peine.

— Mais, reprit le baron avec une physionomie pénétrante, si le roi lui-même vous demandait, par je ne sais quel hasard imprévu, ce que vous pensez de la trahison de ce Trenck ?…

— Monsieur le baron, dit Consuelo en affrontant son regard inquisitorial avec beaucoup de calme et de modestie, je lui répondrais que je ne crois à la trahison de personne, ne pouvant pas comprendre ce que c’est que de trahir.

— Voilà une belle parole, signora ! dit le baron dont la figure s’éclaircit tout à coup, et vous l’avez dite avec l’accent d’une belle âme. »

Il parla d’autre chose, et charma les convives par la grâce et la force de son esprit. Durant tout le reste du souper, il eut, en s’adressant à Consuelo, une expression de bonté et de confiance qu’elle ne lui avait pas encore vue.

CII.

À la fin du dessert, une ombre toute drapée de blanc et voilée vint chercher les convives en leur disant : Suivez-moi ! Consuelo, condamnée encore au rôle de margrave pour la répétition de cette nouvelle scène, se leva la première, et, suivie des autres convives, monta le grand escalier du château, dont la porte s’ouvrait au fond de la salle. L’ombre qui les conduisait poussa, au haut de cet escalier, une autre grande porte, et l’on se trouva dans l’obscurité d’une profonde galerie antique, au bout de laquelle ou apercevait simplement une faible lueur. Il fallut se diriger de ce côté au son d’une musique lente, solennelle et mystérieuse, qui était censée exécutée par les habitants du monde invisible.

« Tudieu ! dit ironiquement le Porpora d’un ton d’enthousiasme, monsieur le comte ne nous refuse rien ! Nous avons entendu aujourd’hui de la musique turque, de la musique nautique, de la musique sauvage, de la musique chinoise, de la musique lilliputienue et toutes sortes de musiques extraordinaires ; mais en voici une qui les surpasse toutes, et l’on peut bien dire que c’est véritablement de la musique de l’autre monde.

— Et vous n’êtes pas au bout ! répondit le comte enchanté de cet éloge.

— Il faut s’attendre à tout de la part de Votre Excellence, dit le baron de Kreutz avec la même ironie que le professeur ; quoique après ceci, je ne sache, en vérité, ce que nous pouvons espérer de plus fort. »

Au bout de la galerie, l’ombre frappa sur une espèce de tamtam qui rendit un son lugubre, et un vaste rideau s’écartant, laissa voir la salle de spectacle décorée et illuminée comme elle devait l’être le lendemain. Je n’en ferai point la description, quoique ce fût bien le cas de dire :

Ce n’était que festons, ce n’était qu’astragales.

La toile du théâtre se leva ; la scène représentait l’Olympe ni plus ni moins. Les déesses s’y disputaient le cœur du berger Pàris, et le concours des trois divinités principales faisait les frais de la pièce. Elle était écrite en italien, ce qui fit dire tout bas au Porpora, en s’adressant à Consuelo :

« Le sauvage, le chinois et le lilliputien n’étaient rien ; voilà enfin de l’iroquois. »

Vers et musique, tout était de la fabrique du comte. Les acteurs et les actrices valaient bien leurs rôles. Après une demi-heure de métaphores et de concetti sur l’absence d’une divinité plus charmante et plus puissante que toutes les autres, qui dédaignait de concourir pour le prix de la beauté, Pàris s’étant décidé à faire triompher Vénus, cette dernière prenait la pomme, et, descendant du théâtre par un gradin, venait la déposer au pied de la margrave, en se déclarant indigne de la conserver, et s’excusant d’avoir osé la briguer devant elle. C’était Consuelo qui devait faire ce rôle de Vénus, et comme c’était le plus important, ayant à chanter à la fin une cavatine à grand effet, le comte Hoditz, n’ayant pu en confier la répétition à aucune de ses coryphées, prit le parti de le remplir lui-même, tant pour faire marcher cette répétition que pour faire sentir à Consuelo l’esprit, les intentions, les finesses et les beautés du rôle. Il fut si bouffon en faisant sérieusement Vénus, et en chantant avec emphase les platitudes pillées à tous les méchants opéras à la mode et mal cousues dont il prétendait avoir fait une partition, que personne ne put garder son sérieux. Il était trop animé par le soin de gourmander sa troupe et trop enflammé par l’expression divine qu’il donnait à son jeu et à son chant, pour s’apercevoir de la gaieté de l’auditoire. On l’applaudit à tout rompre, et le Porpora, qui s’était mis à la tête de l’orchestre en se bouchant les oreilles de temps en temps à la dérobée, déclara que tout était sublime, poème, partition, voix, instruments, et la Vénus provisoire par-dessus tout.

Il fut convenu que la Consuelo et lui liraient ensemble attentivement ce chef-d’œuvre le soir même et le lendemain matin. Ce n’était ni long ni difficile à apprendre, et ils se firent fort d’être le lendemain soir à la hauteur de la pièce et de la troupe. On visita ensuite la salle de bal qui n’était pas encore prête, parce que les danses ne devaient avoir lieu que le surlendemain, la fête ayant à durer deux jours pleins et à offrir une suite ininterrompue de divertissements variés.

Il était dix heures du soir. Le temps était clair et la lune magnifique. Les deux officiers prussiens avaient persisté à repasser la frontière le soir même, alléguant une consigne supérieure qui leur défendait de passer la nuit en pays étranger. Le comte dut donc céder, et ayant donné l’ordre qu’on préparât leurs chevaux, il les emmena boire le coup de l’étrier, c’est-à-dire déguster du café et d’exellentes liqueurs dans un élégant boudoir, où Consuelo ne jugea pas à propos de les suivre. Elle prit donc congé d’eux, et après avoir recommandé tout bas au Porpora de se tenir un peu mieux sur ses gardes qu’il n’avait fait durant le souper, elle se dirigea vers sa chambre, qui était dans une autre aile du château.

Mais elle s’égara bientôt dans les détours de ce vaste labyrinthe, et se trouva dans une sorte de cloître où un courant d’air éteignit sa bougie. Craignant de s’égarer de plus en plus et de tomber dans quelqu’une des trappes à surprise dont ce manoir était rempli, elle prit le parti de revenir sur ses pas à tâtons jusqu’à ce qu’elle eût retrouvé la partie éclairée des bâtiments. Dans la confusion de tant de préparatifs pour des choses insensées, le confortable de cette riche habitation était entièrement négligé. On y trouvait des sauvages, des ombres, des dieux, des ermites, des nymphes, des ris et des jeux, mais pas un domestique pour avoir un flambeau, pas un être dans son bon sens auprès de qui l’on pût se renseigner.

Cependant elle entendit venir à elle une personne qui semblait marcher avec précaution et se glisser dans les ténèbres à dessein, ce qui ne lui inspira pas la confiance d’appeler et de se nommer, d’autant plus que c’était le pas lourd et la respiration forte d’un homme. Elle s’avançait un peu émue et en se serrant contre la muraille, lorsqu’elle entendit ouvrir une porte non loin d’elle, et la clarté de la lune, en pénétrant par cette ouverture, tomba sur la haute taille et le brillant costume de Karl.

Elle se hâta de l’appeler.

« Est-ce vous, signora ? lui dit-il d’une voix altérée. Ah ! je cherche depuis bien des heures un instant pour vous parler, et je le trouve trop tard, peut-être !

— Qu’as-tu donc à me dire, bon Karl, et d’où vient l’émotion où je te vois ?