Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 8, 1855.djvu/281

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
277
CONSUELO.

— Je vous promets, je vous jure tout cela solennellement, répondit Consuelo en riant avec bonhomie des exhortations du Porpora, toujours un peu piquantes en dépit de lui-même, mais auxquelles elle était parfaitement habituée. Et je fais plus, ajouta-t-elle en reprenant son sérieux : je jure que vous n’aurez jamais à vous plaindre d’un jour d’ingratitude dans ma vie.

— Ah cela ! je n’en demande pas tant ! répondit-il d’un ton amer : c’est plus que l’humaine nature ne comporte. Quand tu seras une cantatrice renommée chez toutes les nations de l’Europe, tu auras des besoins de vanité, des ambitions, des vices de cœur dont aucun grand artiste n’a jamais pu se défendre. Tu voudras du succès à tout prix. Tu ne te résigneras pas à le conquérir patiemment, ou à le risquer pour rester fidèle, soit à l’amitié, soit au culte du vrai beau. Tu céderas au joug de la mode comme ils font tous ; dans chaque ville tu chanteras la musique en faveur, sans tenir compte du mauvais goût du public ou de la cour. Enfin tu feras ton chemin et tu seras grande malgré cela, puisqu’il n’y a pas moyen de l’être autrement aux yeux du grand nombre. Pourvu que tu n’oublies pas de bien choisir et de bien chanter quand tu auras à subir le jugement d’un petit comité de vieilles têtes comme moi, et que devant le grand Hændel ou le vieux Bach, tu fasses honneur à la méthode du Porpora et à toi-même, c’est tout ce que je demande, tout ce que j’espère ! Tu vois que je ne suis pas un père égoïste, comme quelques-uns de tes flatteurs m’accusent sans doute de l’être. Je ne te demande rien qui ne soit pour ton succès et pour ta gloire.

— Et moi, je ne me soucie de rien de ce qui est pour mon avantage personnel, répondit Consuelo attendrie et affligée. Je puis me laisser emporter au milieu d’un succès par une ivresse involontaire ; mais je ne puis pas songer de sang-froid à édifier toute une vie de triomphe pour m’y couronner de mes propres mains. Je veux avoir de la gloire pour vous, mon maître ; en dépit de votre incrédulité, je veux vous montrer que c’est pour vous seul que Consuelo travaille et voyage ; et pour vous prouver tout de suite que vous l’avez calomniée, puisque vous croyez à ses serments, je vous fais celui de prouver ce que j’avance.

— Et sur quoi jures-tu cela ? dit le Porpora avec un sourire de tendresse où la méfiance perçait encore.

— Sur les cheveux blancs, sur la tête sacrée du Porpora, » répondit Consuelo en prenant cette tête blanche dans ses deux mains, et la baisant au front avec ferveur.

Ils furent interrompus par le comte Hoditz, qu’un grand heiduque vint annoncer. Ce laquais, en demandant pour son maître la permission de présenter ses respects au Porpora et à sa pupille, regarda cette dernière d’un air d’attention, d’incertitude et d’embarras qui surprit Consuelo, sans qu’elle se souvînt pourtant où elle avait vu cette bonne figure un peu bizarre. Le comte fut admis, et il présenta sa requête dans les termes les plus courtois. Il parlait pour sa seigneurie de Roswald, en Moravie, et, voulant rendre ce séjour agréable à la margrave son épouse, il préparait, pour la surprendre à son arrivée, une fête magnifique. En conséquence, il proposait à Consuelo d’aller chanter pendant trois soirées consécutives à Roswald, et il désirait même que le Porpora voulût bien l’accompagner pour l’aider à diriger les concerts, spectacles et sérénades dont il comptait régaler madame la margrave.

Le Porpora allégua l’engagement qu’on venait de signer et l’obligation de se trouver à Berlin à jour fixe. Le comte voulut voir l’engagement, et comme le Porpora avait toujours eu à se louer de ses bons procédés, il lui procura le petit plaisir d’être mis dans la confidence de cette affaire, de commenter l’acte, de faire l’entendu, de donner des conseils : après quoi Hoditz insista sur sa demande, représentant qu’on avait plus de temps qu’il n’en fallait pour y satisfaire sans manquer au terme assigné.

« Vous pouvez achever vos préparatifs en trois jours, dit-il, et aller à Berlin par la Moravie. »

Ce n’était pas tout à fait le chemin ; mais, au lieu de faire lentement la route par la Bohême, dans un pays mal servi et récemment dévasté par la guerre, le Porpora et son élève se rendraient très-promptement et très-commodément à Roswald dans une bonne voiture que le comte mettait à leur disposition ainsi que les relais, c’est-à-dire qu’il se chargeait des embarras et des dépenses. Il se chargeait encore de les faire conduire de même de Roswald à Pardubitz, s’ils voulaient descendre l’Elbe jusqu’à Dresde, ou à Chrudim s’ils voulaient passer par Prague. Les commodités qu’il leur offrait jusque-là abrégeaient effectivement la durée de leur voyage, et la somme assez ronde qu’il y ajoutait donnait les moyens de faire le reste plus agréablement. Porpora accepta, malgré la petite mine que lui faisait Consuelo pour l’en dissuader. Le marché fut conclu, et le départ fixé au dernier jour de la semaine.

Lorsque après lui avoir respectueusement baisé la main Hoditz eut laissé Consuelo seule avec son maître, elle reprocha à celui-ci de s’être laissé gagner si facilement. Quoiqu’elle n’eût plus rien à redouter des impertinences du comte, elle lui en gardait un peu de ressentiment, et n’allait pas chez lui avec plaisir. Elle ne voulait pas raconter au Porpora l’aventure de Passaw : mais elle lui rappela les plaisanteries que lui-même avait faites sur les inventions musicales du comte Hoditz.

« Ne voyez-vous pas, lui dit-elle, que je vais être condamnée à chanter sa musique, et que vous, vous serez forcé de diriger sérieusement des cantates et peut-être même des opéras de sa façon ? Est-ce ainsi que vous me faites tenir mon vœu de rester fidèle au culte du beau ?

— Bast, répondit le Porpora en riant, je ne ferai pas cela si gravement que tu penses ; je compte, au contraire, m’en divertir copieusement, sans que le patricien maestro s’en aperçoive le moins du monde. Faire ces choses-là sérieusement et devant un public respectable, sera en effet un blasphème et une honte ; mais il est permis de s’amuser, et l’artiste serait bien malheureux si, en gagnant sa vie, il n’avait pas le droit de rire dans sa barbe de ceux qui la lui font gagner. D’ailleurs, tu verras là ta princesse de Culmbach, que tu aimes et qui est charmante. Elle rira avec nous, quoiqu’elle ne rie guère, de la musique de son beau-père. »

Il fallut céder, faire les paquets, les emplettes nécessaires et les adieux. Joseph était au désespoir. Cependant une bonne fortune, une grande joie d’artiste venait de lui arriver et faisait un peu compensation, ou tout au moins diversion forcée à la douleur de cette séparation. En jouant sa sérénade sous la fenêtre de l’excellent mime Bernadone, l’arlequin renommé du théâtre de la porte de Carinthie, il avait frappé d’étonnement et de sympathie cet artiste aimable et intelligent. On l’avait fait monter, on lui avait demandé de qui était ce trio agréable et original. On s’était émerveillé de sa jeunesse et de son talent. Enfin on lui avait confié, séance tenante, le poème d’un ballet intitulé le Diable Boiteux, dont il commençait à écrire la musique. Il travaillait à cette tempête qui lui coûta tant de soins, et dont le souvenir faisait rire encore le bonhomme Haydn à quatre-vingts ans. Consuelo chercha à le distraire de sa tristesse, en lui parlant toujours de sa tempête, que Bernadone voulait terrible, et que Beppo, n’ayant jamais vu la mer, ne pouvait réussir à se peindre. Consuelo lui décrivait l’Adriatique en fureur et lui chantait la plainte des vagues, non sans rire avec lui de ces effets d’harmonie imitative, aidés de celui des toiles bleues qu’on secoue d’une coulisse à l’autre à force de bras.

« Écoute, lui dit le Porpora pour le tirer de peine, tu travaillerais cent ans avec les plus beaux instruments du monde et les plus exactes connaissances des bruits de l’onde et du vent, que tu ne rendrais pas l’harmonie sublime de la nature. Ceci n’est pas le fait de la musique. Elle s’égare puérilement quand elle court après les tours de force et les effets de sonorité. Elle est plus grande que cela ; elle a l’émotion pour domaine. Son but est de l’inspirer, comme sa cause est d’être inspirée par elle. Songe donc aux impressions de l’homme livré à la tourmente ; figure-toi un spectacle affreux, magnifique, terrible, un