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CONSUELO.

son air hostile et sa voix âpre, tu n’aimes donc plus du tout Anzoleto ?

— Plus du tout, répondit Consuelo en riant.

— Et lui, il t’a beaucoup aimée ?

— Pas du tout, reprit Consuelo avec la même assurance et le même détachement bien senti et bien sincère.

— C’est bien ce qu’il me disait ! » s’écria la Corilla en attachant sur elle ses yeux bleus, clairs et ardents, espérant surprendre un regret et réveiller une blessure dans le passé de sa rivale.

Consuelo ne se piquait pas de finesse, mais elle avait celle des âmes franches, si forte quand elle lutte contre des desseins astucieux. Elle sentit le coup et y résista tranquillement. Elle n’aimait plus Anzoleto, elle ne connaissait pas la souffrance de l’amour-propre : elle laissa donc ce triomphe à la vanité de Corilla.

« Il te disait la vérité, reprit-elle ; il ne m’aimait pas.

— Mais toi, tu ne l’as donc jamais aimé ? » dit l’autre, plus étonnée que satisfaite de cette concession.

Consuelo sentit qu’elle ne devait pas être franche à demi. Corilla voulait l’emporter, il fallait la satisfaire.

« Moi, répondit-elle, je l’ai beaucoup aimé.

— Et tu l’avoues ainsi ? tu n’as donc pas de fierté, pauvre fille ?

— J’en ai eu assez pour me guérir.

— C’est à dire que tu as eu assez de philosophie pour te consoler avec un autre. Dis-moi avec qui, Porporina. Ce ne peut être avec ce petit Haydn, qui n’a ni sou ni maille !

— Ce ne serait pas une raison. Mais je ne me suis consolée avec personne de la manière dont tu l’entends.

— Ah ! je sais ! j’oubliais que tu as la prétention… Ne dis donc pas de ces choses-là ici, ma chère ; tu te feras tourner en ridicule.

— Aussi je ne les dirai pas sans qu’on m’interroge, et je ne me laisserai pas interroger par tout le monde. C’est une liberté que je t’ai laissé prendre, Corilla ; c’est à toi de n’en pas abuser, si tu n’es pas mon ennemie.

— Vous êtes une masque ! s’écria la Corilla. Vous avez de l’esprit, quoique vous fassiez l’ingénue. Vous en avez tant que je suis sur le point de vous croire aussi pure que je l’étais à douze ans. Pourtant cela est impossible. Ah ! que tu es habile, Zingarella ! Tu feras croire aux hommes tout ce que tu voudras.

— Je ne leur ferai rien croire du tout, car je ne leur permettrai pas de s’intéresser assez à mes affaires pour m’interroger.

— Ce sera le plus sage : ils abusent toujours de nos confessions, et ne les ont pas plus tôt arrachées, qu’ils nous humilient de leurs reproches. Je vois que tu sais ton affaire. Tu feras bien de ne pas vouloir inspirer de passions : comme cela, tu n’auras pas d’embarras, pas d’orages ; tu agiras librement sans tromper personne. À visage découvert, on trouve plus d’amants et on fait plus vite fortune. Mais il faut pour cela plus de courage que je n’en ai ; il faut que personne ne te plaise et que tu ne te soucies d’être aimée de personne, car on ne goûte ces dangereuses douceurs de l’amour qu’à force de précautions et de mensonges. Je t’admire, Zingarella ! oui, je me sens frappée de respect en te voyant, si jeune, triompher de l’amour ; car la chose la plus funeste à notre repos, à notre voix, à la durée de notre beauté, à notre fortune, à nos succès, c’est bien l’amour, n’est-ce pas ? Oh ! oui, je le sais par expérience. Si j’avais pu m’en tenir toujours à la froide galanterie, je n’aurais pas tant souffert, je n’aurais pas perdu deux mille sequins, et deux notes dans le haut. Mais, vois-tu, je m’humilie devant toi ; je suis une pauvre créature, je suis née malheureuse. Toujours, au milieu de mes plus belles affaires, j’ai fait quelque sottise qui a tout gâté, je me suis laissé prendre à quelque folle passion pour quelque pauvre diable, et adieu la fortune ! J’aurais pu épouser Zustiniani dans un temps ; oui, je l’aurais pu : il m’adorait et je ne pouvais pas le souffrir ; j’étais maîtresse de son sort. Ce misérable Anzoleto m’a plu… j’ai perdu ma position. Allons, tu me donneras des conseils, tu seras mon amie, n’est-ce pas ? Tu me préserveras des faiblesses de cœur et des coups de tête. Et, pour commencer… il faut que je t’avoue que j’ai une inclination depuis huit jours pour un homme dont la faveur baisse singulièrement, et qui, avant peu, pourra être plus dangereux qu’utile à la cour ; un homme qui est riche à millions, mais qui pourrait bien se trouver ruiné dans un tour de main. Oui, je veux m’en détacher avant qu’il m’entraîne dans son précipice… Allons ! le diable veut me démentir, car le voici qui vient ; je l’entends, et je sens le feu de la jalousie me monter au visage. Ferme bien ton paravent, Porporina, et ne bouge pas ; je ne veux pas qu’il te voie. »

Consuelo se hâta de tirer avec soin le paravent. Elle n’avait pas besoin de l’avis pour désirer de n’être pas examinée par les amants de la Corilla. Une voix d’homme assez vibrante et juste, quoique privée de fraîcheur, fredonnait dans les corridors. On frappa pour la forme, et on entra sans attendre la réponse.

« Horrible métier ! pensa Consuelo. Non, je ne me laisserai pas séduire par les enivrements de la scène ; l’intérieur de la coulisse est trop immonde. »

Et elle se cacha dans son coin, humiliée de se trouver en pareille compagnie, indignée et consternée de la manière dont la Corilla l’avait comprise, et plongeant pour la première fois dans cet abîme de corruption dont elle n’avait pas encore eu l’idée.

XCVII.

En achevant sa toilette à la hâte, dans la crainte d’une surprise, elle entendit le dialogue suivant en italien :

« Que venez-vous faire ici ? Je vous ai défendu d’entrer dans ma loge. L’impératrice nous a interdit, sous les peines les plus sévères, d’y recevoir d’autres hommes que nos camarades, et encore faut-il qu’il y ait nécessité urgente pour les affaires du théâtre. Voyez à quoi vous m’exposez ! Je ne conçois pas qu’on fasse si mal la police des loges.

— Il n’y a pas de police pour les gens qui paient bien, ma toute belle. Il n’y a que les pleutres qui rencontrent la résistance ou la délation sur leur chemin. Allons, recevez-moi un peu mieux, ou, par le corps du diable, je ne reviendrai plus.

— C’est le plus grand plaisir que vous puissiez me faire. Partez donc ! Eh bien, vous ne partez pas ?

— Tu as l’air de le désirer de si bonne foi, que je reste pour te faire enrager.

— Je vous avertis que je vais mander ici le régisseur, afin qu’il me débarrasse ne vous.

— Qu’il vienne s’il est las de vivre ! j’y consens.

— Mais êtes-vous insensé ? Je vous dis que vous me compromettez, que vous me faites manquer au règlement récemment introduit par ordre de Sa Majesté, que vous m’exposez à une forte amende, à un renvoi peut-être.

— L’amende, je me charge de la payer à ton directeur en coups de canne. Quant à ton renvoi, je ne demande pas mieux ; je t’emmène dans mes terres, où nous mènerons joyeuse vie.

— Moi, suivre un brutal tel que vous ? jamais ! Allons, sortons ensemble d’ici, puisque vous vous obstinez à ne pas m’y laisser seule.

— Seule ? seule, ma charmante ? C’est ce dont je m’assurerai avant de vous quitter. Voilà un paravent qui tient bien de la place dans cette petite chambre. Il me semble que si je le repoussais contre la muraille d’un bon coup de pied, je vous rendrais service.

— Arrêtez ! Monsieur, arrêtez ! c’est une dame qui s’habille là. Voulez-vous tuer ou blesser une femme, brigand que vous êtes !

— Une femme ! Ah ! c’est bien différent ; mais je veux voir si elle n’a pas une épée au côté. »

Le paravent commença à s’agiter. Consuelo, qui était habillée entièrement, jeta son manteau sur ses épaules, et tandis qu’on ouvrait la première feuille du paravent, elle essaya de pousser la dernière, afin de s’esquiver par