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CONSUELO.

avec beaucoup de plaisir. L’instinct du cœur et la volontaire préoccupation du Porpora poussaient machinalement Joseph à rejoindre son amie ; l’habitude de la confiance et le besoin d’épanchement portaient Consuelo à l’accueillir toujours joyeusement. De ce double mouvement d’une sympathie dont les anges n’eussent pas rougi dans le ciel, la destinée avait résolu de faire le signal et la cause d’étranges infortunes… Nous savons très-bien que nos lectrices de romans, toujours pressées d’arriver à l’événement, ne nous demandent que plaie et bosse ; nous les supplions d’avoir un peu de patience.

« Eh bien, mon amie, dit Joseph en souriant à Consuelo et en lui tendant la main, il me semble que tu n’es plus si mécontente du drame de notre illustre abbé, et que tu as trouvé dans ton air de la prière une fenêtre ouverte par laquelle le démon du génie qui te possède va prendre une bonne fois sa volée.

— Tu trouves donc que je l’ai bien chanté ?

— Est-ce que tu ne vois pas que j’ai les yeux rouges ?

— Ah ! oui, tu as pleuré. C’est bon, tant mieux ! je suis bien contente de t’avoir fait pleurer.

— Comme si c’était la première fois ! Mais tu deviens artiste comme le Porpora veut que tu le sois, ma bonne Consuelo ! La fièvre du succès s’est allumée en toi. Quand tu chantais dans les sentiers du Bœhmer-Wald, tu me voyais bien pleurer et tu pleurais toi-même, attendrie par la beauté de ton chant ; maintenant c’est autre chose : tu ris de bonheur, et tu tressailles d’orgueil en voyant les larmes que tu fais couler. Allons, courage, ma Consuelo, te voilà prima donna dans toute la force du terme !

— Ne me dis pas cela, ami. Je ne serai jamais comme celle de là-bas. »

Et elle désignait du geste la Corilla, qui chantait de l’autre côté de la toile de fond, sur la scène.

« Ne le prends pas en mauvaise part, repartit Joseph ; je veux dire que le dieu de l’inspiration t’a vaincue. En vain ta raison froide, ton austère philosophie et le souvenir de Riesenburg ont lutté contre l’esprit de Python. Le voilà qui te remplit et te déborde. Avoue que tu étouffes de plaisir : je sens ton bras trembler contre le mien ; ta figure est animée, et jamais je ne t’ai vu le regard que tu as dans ce moment-ci. Non, tu n’étais pas plus agitée, pas plus inspirée quand le comte Albert te lisait les tragiques grecs !

— Ah ! quel mal tu me fais ! s’écria Consuelo en pâlissant tout à coup et en retirant son bras de celui de Joseph. Pourquoi prononces-tu ce nom-là ici ? C’est un nom sacré qui ne devrait pas retentir dans ce temple de la folie. C’est un nom terrible qui, comme un coup de tonnerre, fait rentrer dans la nuit toutes les illusions et tous les fantômes des songes dorés !

— Eh bien, Consuelo, veux-tu que je te le dise ? reprit Haydn après un moment de silence : jamais tu ne pourras te décider à épouser cet homme-là.

— Tais-toi, tais-toi, je l’ai promis !…

— Eh bien, si tu tiens ta promesse, jamais tu ne seras heureuse avec lui. Quitter le théâtre, toi ? renoncer à être artiste ? Il est trop tard d’une heure. Tu viens de savourer une joie dont le souvenir ferait le tourment de toute ta vie.

— Tu me fais peur, Beppo ! Pourquoi me dis-tu de pareilles choses aujourd’hui ?

— Je ne sais, je te les dis comme malgré moi. Ta fièvre a passé dans mon cerveau, et il me semble que je vais, en rentrant chez nous, écrire quelque chose de sublime. Ce sera quelque platitude : n’importe, je me sens plein de génie pour le quart d’heure.

— Comme tu es gai, comme tu es tranquille, toi ! moi ! au milieu de cette fièvre d’orgueil et de joie dont tu parles, j’éprouve une atroce douleur, et j’ai à la fois envie de rire et de pleurer.

— Tu souffres, j’en suis certain ; tu dois souffrir. Au moment où tu sens ta puissance éclater, une pensée lugubre te saisit et te glace…

— Oui, c’est vrai, qu’est-ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire que tu es artiste, et que tu t’es imposé comme un devoir l’obligation farouche, abominable à Dieu et à toi-même, de renoncer à l’art.

— Il me semblait hier que non, et aujourd’hui il me semble que oui. C’est que j’ai mal aux nerfs, c’est que ces agitations sont terribles et funestes, je le vois. J’avais toujours nié leur entraînement et leur puissance. J’avais toujours abordé la scène avec calme, avec une attention consciencieuse et modeste. Aujourd’hui je ne me possède plus, et s’il me fallait entrer en représentation en cet instant, il me semble que je ferais des folies sublimes ou des extravagances misérables. Les rênes de ma volonté m’échappent ; j’espère que demain je ne serai pas ainsi, car cette émotion tient à la fois du délire et de l’agonie.

— Pauvre amie ! je crains qu’il n’en soit toujours ainsi désormais, ou plutôt je l’espère ; car tu ne seras vraiment puissante que dans le feu de cette émotion. J’ai ouï dire à tous les musiciens, à tous les acteurs que j’ai abordés, que, sans ce délire ou sans ce trouble, ils ne pouvaient rien ; et qu’au lieu de se calmer avec l’âge et l’habitude, ils devenaient toujours plus impressionnables à chaque étreinte de leur démon.

— Ceci est un grand mystère, dit Consuelo en soupirant. Il ne me semble pas que la vanité, la jalousie des autres, le lâche besoin du triomphe, aient pu s’emparer de moi si soudainement et bouleverser mon être du jour au lendemain. Non ! je t’assure qu’en chantant cette prière de Zénobie et ce duo avec Tiridate, où la passion et la vigueur de Caffariello m’emportaient comme un tourbillon d’orage, je ne songeais ni au public, ni à mes rivales, ni à moi-même. J’étais Zénobie ; je pensais aux dieux immortels de l’olympe avec une ardeur toute chrétienne, et je brûlais d’amour pour ce bon Caffariello, qu’après la ritournelle je ne puis pas regarder sans rire. Tout cela est étrange, et je commence à croire que, l’art dramatique étant un mensonge perpétuel, Dieu nous punit en nous frappant de la folie d’y croire nous-mêmes et de prendre au sérieux ce que nous faisons pour produire l’illusion chez les autres. Non ! il n’est pas permis à l’homme d’abuser de toutes les passions et de toutes les émotions de la vie réelle pour s’en faire un jeu. Il veut que nous gardions notre âme saine et puissante pour des affections vraies, pour des actions utiles, et quand nous faussons ses vues, il nous châtie et nous rend insensés.

— Dieu ! Dieu ! la volonté de Dieu ! voilà où gît le mystère, Consuelo ! Qui peut pénétrer les desseins de Dieu envers nous ? Nous donnerait-il, dès le berceau, ces instincts, ces besoins d’un certain art, que nous ne pouvons jamais étouffer, s’il proscrivait l’usage que nous sommes appelés à en faire ? Pourquoi, dès mon enfance, n’aimais-je pas les jeux de mes petits camarades ? pourquoi, dès que j’ai été livré à moi-même, ai-je travaillé à la musique avec un acharnement dont rien ne pouvait me distraire, et une assiduité qui eût tué tout autre enfant de mon âge ? Le repos me fatiguait, le travail me donnait la vie. Il en était ainsi de toi, Consuelo. Tu me l’as dit cent fois, et quand l’un de nous racontait sa vie à l’autre, celui-ci croyait entendre la sienne propre. Va, la main de Dieu est dans tout, et toute puissance, toute inclination est son ouvrage, quand même nous n’en comprenons pas le but. Tu es née artiste, donc il faut que tu le sois, et quiconque t’empêchera de l’être te donnera la mort ou une vie pire que la tombe.

— Ah ! Beppo, s’écria Consuelo consternée et presque égarée, si tu étais véritablement mon ami, je sais bien ce que tu ferais.

— Eh ! quoi donc, chère Consuelo ? Ma vie ne t’appartient-elle pas ?

— Tu me tuerais demain au moment où l’on baissera la toile, après que j’aurai été vraiment artiste, vraiment inspirée, pour la première et la dernière fois de ma vie.

— Ah ! dit Joseph avec une gaîté triste, j’aimerais mieux tuer ton comte Albert ou moi-même. »

En ce moment, Consuelo leva les yeux vers la coulisse qui s’ouvrit vis-à-vis d’elle, et la mesura des yeux avec une préoccupation mélancolique. L’intérieur d’un grand théâtre, vu au jour, est quelque chose de si diffé-