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CONSUELO.

Et à présent, pensa cette fille, qui jugeait de l’orgueil de Consuelo par le sien propre, tout ce qu’elle sait de mes aventures lui paraîtra peu de chose.

Consuelo, dont le Porpora connaissait bien la prodigieuse mémoire et la victorieuse facilité, chanta effectivement le rôle, musique et paroles, sans la moindre hésitation. Madame Tesi fut si frappée de son jeu et de son chant, qu’elle se trouva beaucoup plus malade, et se fit remporter chez elle, après la répétition du premier acte. Le lendemain, il fallut que Consuelo eût préparé son costume, arrangé les traits de son rôle et repassé toute sa partie attentivement à cinq heures du soir. Elle eut un succès si complet que l’impératrice dit en sortant :

« Voilà une admirable jeune fille : il faut absolument que je la marie : j’y songerai. »

Dès le jour suivant, on commença à répéter la Zenobia de Métastase, musique de Predieri. La Corilla s’obstina encore à céder le premier rôle à Consuelo. Madame Holzbaüer fit, cette fois, le second ; et comme elle était meilleure musicienne que la Corilla, cet opéra fut beaucoup mieux étudié que l’autre. Le Métastase était ravi de voir sa muse, négligée et oubliée durant la guerre, reprendre faveur à la cour et faire fureur à Vienne. Il ne pensait presque plus à ses maux ; et, pressé par la bienveillance de Marie-Thérèse et par les devoirs de son emploi, d’écrire de nouveaux drames lyriques, il se préparait, par la lecture des tragiques grecs et des classiques latins, à produire quelqu’un de ces chefs-d’œuvre que les Italiens de Vienne et les Allemands de l’Italie mettaient, sans façon, au-dessus des tragédies de Corneille, de Racine, de Shakspeare, de Calderon, au-dessus de tout, pour le dire sans détour et sans mauvaise honte.

Ce n’est pas au beau milieu de cette histoire, déjà si longue et si chargée de détails, que nous abuserons encore de la patience, peut-être depuis longtemps épuisée, du lecteur, pour lui dire ce que nous pensons du génie de Métastase. Peu lui importe. Nous allons donc lui répéter seulement ce que Consuelo en disait tout bas à Joseph :

« Mon pauvre Beppo, tu ne saurais croire quelle peine j’ai à jouer ces rôles qu’on dit si sublimes et si pathétiques. Il est vrai que les mots sont bien arrangés, et qu’ils arrivent facilement sur la langue, quand on les chante ; mais quand on pense au personnage qui les dit, on ne sait où prendre, je ne dis pas de l’émotion, mais du sérieux pour les prononcer. Quelle bizarre convention est donc celle qu’on a faite, en arrangeant l’antiquité à la mode de notre temps, pour mettre sur la scène des intrigues, des passions et des moralités qui seraient bien glacées peut-être dans des mémoires de la margrave de Bareith, du baron de Trenck, ou de la princesse de Culmbach, mais qui, de la part de Rhadamiste, de Bérénice, ou d’Arsinoe, sont des contre-sens absurdes ? Lorsque j’étais convalescente au château des Géants, le comte Albert me faisait souvent la lecture pour m’endormir ; mais moi, je ne dormais pas, et j’écoutais de toutes mes oreilles. Il me lisait des tragédies grecques de Sophocle, d’Eschyle ou d’Euripide, et il les lisait en espagnol, lentement, mais nettement et sans hésitation, quoique ce fût un texte grec qu’il avait sous les yeux. Il était si versé dans les langues anciennes et nouvelles, qu’on eût dit qu’il lisait une traduction admirablement écrite. Il s’attachait à la faire assez fidèle, disait-il, pour que je pusse saisir, dans l’exactitude scrupuleuse de son interprétation, le génie des Grecs dans toute sa simplicité. Quelle grandeur, mon Dieu ! quelles images ! quelle poésie et quelle sobriété ! Quels personnages de dix coudées, quels caractères purs et forts, quelles énergiques situations, quelles douleurs profondes et vraies, quels tableaux déchirants et terribles il faisait passer devant moi ! faible encore, et l’imagination toujours frappée des émotions violentes qui avaient causé ma maladie, j’étais si bouleversée de ce que j’entendais, que je m’imaginais, en l’écoutant, être tour à tour Antigone, Clytemnestre, Médée, Electre, et jouer en personne ces drames sanglants et douloureux, non sur un théâtre à la lueur des quinquets, mais dans des solitudes affreuses, au seuil des grottes béantes, ou sous les colonnes des antiques parvis, auprès des pâles foyers où l’on pleurait les morts en conspirant contre les vivants. J’entendais ces chœurs lamentables des Troyennes et des captives de Dardanie. Les Euménides dansaient autour de moi… sur quels rhythmes bizarres et sur quelles infernales modulations ! Je n’y pense pas sans un souvenir de plaisir et de terreur qui me fait encore frissonner. Jamais je n’aurai, sur le théâtre, dans la réalisation de mes rêves, les mêmes émotions et la même puissance que je sentais gronder alors dans mon cœur et dans mon cerveau. C’est là que je me suis sentie tragédienne pour la première fois, et que j’ai conçu des types dont aucun artiste ne m’avait fourni le modèle. C’est là que j’ai compris le drame, l’effet tragique, la poésie du théâtre ; et, à mesure qu’Albert lisait, j’improvisais intérieurement un chant sur lequel je m’imaginais suivre et dire moi-même tout ce que j’entendais. Je me surprenais quelquefois dans l’attitude et avec la physionomie des personnages qu’il faisait parler, et il lui arriva souvent de s’arrêter effrayé, croyant voir apparaître Andromaque ou Ariane devant lui. Oh ! va, j’en ai plus appris et plus deviné en un mois avec ces lectures-là que je ne le ferai dans toute ma vie, employée à répéter les drames de M. Métastase ; et si les compositeurs n’avaient mis dans la musique le sentiment et la vérité qui manquent à l’action, je crois que je succomberais sous le dégoût que j’éprouve à faire parler la grande-duchesse Zénobie avec la landgrave Églé, et à entendre le feld-maréchal Rhadamiste se disputer avec le cornette de pandoures Zopire. Oh ! tout cela est faux, archi-faux, mon pauvre Beppo ! faux comme nos costumes, faux comme la perruque blonde de Caffariello Tiridate, comme le déshabillé Pompadour de madame Holzbaüer en pastourelle d’Arménie, comme les mollets de tricot rose du prince Démétrius, comme ces décors que nous voyons là de près, et qui ressemblent à l’Asie comme l’abbé Métastase ressemble au vieil Homère.

— Ce que tu me dis là, répondit Haydn, m’explique pourquoi, en sentant la nécessité d’écrire des opéras pour le théâtre, si tant est que je puisse arriver jusque-là, je me sens plus d’inspiration et d’espérance quand je pense à composer des oratorios. Là où les puérils artifices de la scène ne viennent pas donner un continuel démenti à la vérité du sentiment, dans ce cadre symphonique où tout est musique, où l’âme parle à l’âme par l’oreille et non par les yeux, il me semble que le compositeur peut développer toute son inspiration, et entraîner l’imagination d’un auditoire dans des régions vraiment élevées. »

En parlant ainsi, Joseph et Consuelo, en attendant que tout le monde fût rassemblé pour la répétition, marchaient côte à côte le long d’une grande toile de fond qui devait être ce soir-là le fleuve Araxe, et qui n’était, dans le demi-jour du théâtre, qu’une énorme bande d’indigo étendue parmi de grosses taches d’ocre, destinées à représenter les montagnes du Caucase. On sait que ces toiles de fond, préparées pour la représentation, sont placées les unes derrière les autres, de manière à être relevées sur un cylindre au changement à vue. Dans l’intervalle qui les sépare les unes des autres, les acteurs circulent durant la représentation ; les comparses s’endorment ou échangent des prises de tabac, assis ou couchés dans la poussière, sous les gouttes d’huile qui tombent languissamment des quinquets mal assurés. Dans la journée, les acteurs se promènent le long de ces couloirs étroits et obscurs, en répétant leurs rôles, ou en s’entretenant de leurs affaires ; quelquefois en épiant les petites confidences ou surprenant les profondes machinations d’autres promeneurs causant tout près d’eux sans les voir, derrière un bras de mer ou une place publique.

Heureusement, Métastase n’était point sur l’autre rive de l’Araxe, tandis que l’inexpérimentée Consuelo épanchait ainsi son indignation d’artiste avec Haydn. La répétition commença. C’était la seconde de Zénobie, et elle alla si bien, que les musiciens de l’orchestre applaudi-