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CONSUELO.

ment pour la remercier. Elle sut ensuite par Joseph, dont il prenait des leçons de musique, qu’il ne manquait jamais de demander de ses nouvelles avec intérêt, et de parler d’elle avec admiration ; mais que, par un sentiment d’exquise discrétion, il ne lui avait jamais adressé la moindre question sur le motif de son déguisement, sur la cause de leur aventureux voyage, et sur la nature des sentiments qu’ils pouvaient avoir eus, ou avoir encore l’un pour l’autre.

« Je ne sais ce qu’il en pense, ajouta Joseph : mais je t’assure qu’il n’est point de femme dont il parle avec plus d’estime et de respect qu’il ne fait de toi.

— En ce cas, ami, dit Consuelo, je t’autorise à lui raconter toute notre histoire, et toute la mienne, si tu veux, sans toutefois nommer la famille de Rudolstadt. J’ai besoin d’être estimée sans réserve de cet homme à qui nous devons la vie, et qui s’est conduit si noblement avec moi sous tous les rapports. »

Quelques semaines après, M. de Trenck, ayant à peine terminé sa mission à Vienne, fut rappelé brusquement par Frédéric, et vint un matin à l’ambassade pour dire adieu, à la hâte, à M. Corner. Consuelo, en descendant l’escalier pour sortir, le rencontra sous le péristyle. Comme ils s’y trouvaient seuls, il vint à elle et prit sa main qu’il baisa tendrement.

« Permettez-moi, lui dit-il, de vous exprimer pour la première, et peut-être pour la dernière fois de ma vie, les sentiments dont mon cœur est rempli pour vous ; je n’avais pas besoin que Beppo me racontât votre histoire pour être pénétré de vénération. Il y a des physionomies qui ne trompent pas, et il ne m’avait fallu qu’un coup d’œil pour pressentir et deviner en vous une grande intelligence et un grand cœur. Si j’avais su, à Passaw, que notre cher Joseph était si peu sur ses gardes, je vous aurais protégée contre les légèretés du comte Hoditz, que je ne prévoyais que trop, bien que j’eusse fait mon possible pour lui faire comprendre qu’il s’adressait fort mal, et qu’il allait se rendre ridicule. Au reste, ce bon Hoditz m’a raconté lui-même comment vous vous êtes moquée de lui, et il vous sait le meilleur gré du monde de lui avoir gardé le secret ; moi, je n’oublierai jamais la romanesque aventure qui m’a procuré le bonheur de vous connaître, et quand même je devrais la payer de ma fortune et de mon avenir, je la compterais encore parmi les plus beaux jours de ma vie.

— Croyez-vous donc, monsieur le baron, dit Consuelo, qu’elle puisse avoir de pareilles suites ?

— J’espère que non ; et pourtant tout est possible à la cour de Prusse.

— Vous me faites une grande peur de la Prusse : savez-vous, monsieur le baron, qu’il serait pourtant possible que j’eusse avant peu le plaisir de vous y retrouver ? Il est question d’un engagement pour moi à Berlin.

— En vérité ! s’écria Trenck, dont le visage s’éclaira d’une joie soudaine ; eh bien, Dieu fasse que ce projet se réalise ! Je puis vous être utile à Berlin, et vous devez compter sur moi comme sur un frère. Oui, j’ai pour vous l’affection d’un frère, Consuelo… et si j’avais été libre, je n’aurais peut-être pas su me défendre d’un sentiment plus vif encore… mais vous ne l’êtes pas non plus, et des liens sacrés, éternels… ne me permettent pas d’envier l’heureux gentilhomme qui sollicite votre main. Quel qu’il soit, Madame, comptez qu’il trouvera en moi un ami s’il le désire, et, s’il a jamais besoin de moi, un champion contre les préjugés du monde… Hélas ! moi aussi, Consuelo, j’ai dans ma vie une barrière terrible qui s’élève entre l’objet de mon amour et moi ; mais celui qui vous aime est un homme, et il peut abattre la barrière ; tandis que la femme que j’aime, et qui est d’un rang plus élevé que moi, n’a ni le pouvoir, ni le droit, ni la force, ni la liberté de me la faire franchir.

— Je ne pourrai donc rien pour elle, ni pour vous ? dit Consuelo. Pour la première fois je regrette l’impuissance de ma pauvre condition.

— Qui sait ? s’écria le baron avec feu ; vous pourrez peut-être plus que vous ne pensez, sinon pour nous réunir, du moins pour adoucir parfois l’horreur de notre séparation. Vous sentiriez-vous le courage de braver quelques dangers pour nous ?

— Avec autant de joie que vous avez exposé votre vie pour me sauver.

— Eh bien, j’y compte. Souvenez-vous de cette promesse. Consuelo. Peut-être sera-ce à l’improviste que je vous la rappellerai…

— À quelque heure de ma vie que ce soit, je ne l’aurai point oubliée, répondit-elle en lui tendant la main.

— Eh bien, dit-il, donnez-moi un signe, un gage de peu de valeur, que je puisse vous représenter dans l’occasion ; car j’ai le pressentiment de grandes luttes qui m’attendent, et il peut se trouver des circonstances où ma signature, mon cachet même pourraient compromettre elle et vous !

— Voulez-vous le cahier de musique que j’allais porter chez quelqu’un de la part de mon maître ? Je m’en procurerai un autre, et je ferai à celui-ci une marque pour le reconnaître dans l’occasion.

— Pourquoi non ? Un cahier du musique est, en effet, ce qu’on peut le mieux envoyer sans éveiller les soupçons. Mais pour qu’il puisse me servir plusieurs fois, j’en détacherai les feuillets. Faites un signe à toutes les pages. »

Consuelo, s’appuyant sur la rampe de l’escalier, traça le nom de Bertoni sur chaque feuillet du cahier. Le baron le roula et l’emporta, après avoir juré une éternelle amitié à notre héroïne.

À cette époque, madame Tesi tomba malade, et les représentations du théâtre impérial menacèrent d’être suspendues, car elle y avait les rôles les plus importants. La Corilla pouvait, à la rigueur, la remplacer. Elle avait un grand succès à la cour et à la ville. Sa beauté et sa coquetterie provocante tournaient la tête à tous ces bons seigneurs allemands, et l’on ne songeait pas à être difficile pour sa voix un peu éraillée, pour son jeu un peu épileptique. Tout était beau de la part d’une si belle personne ; ses épaules de neige filaient des sons admirables, ses bras ronds et voluptueux chantaient toujours juste, et ses poses superbes enlevaient d’emblée les traits les plus hasardés. Malgré le purisme musical dont on se piquait là, on y subissait, tout comme à Venise, la fascination du regard langoureux ; et madame Corilla préparait, dans son boudoir, plusieurs fortes têtes à l’enthousiasme et à l’entraînement de la représentation.

Elle se présenta donc hardiment pour chanter, par intérim, les rôles de madame Tesi ; mais l’embarras était de se faire remplacer elle-même dans ceux qu’elle avait chantés jusque-là. La voie flûtée de madame Holzbaüer ne permettait pas qu’on y songeât. Il fallait donc laisser arriver Consuelo, ou se contenter à peu de frais. Le Porpora s’agitait comme un démon ; Métastase, horriblement mécontent de la prononciation lombarde de Corilla, et indigné du tapage qu’elle faisait pour effacer les autres rôles (contrairement à l’esprit du poëme, et en dépit de la situation), ne cachait plus son éloignement pour elle et sa sympathie pour la consciencieuse et intelligente Porporina. Caffariello, qui faisait la cour à madame Tesi (laquelle madame Tesi détestait déjà cordialement la Corilla pour avoir osé lui disputer ses effets et le sceptre de la beauté), déclamait hardiment pour l’admission de Consuelo. Holzbaüer, jaloux de soutenir l’honneur de sa direction, mais effrayé de l’ascendant que Porpora saurait bientôt prendre s’il avait un pied seulement dans la coulisse, ne savait où donner de la tête. La bonne conduite de Consuelo lui avait concilié assez de partisans pour qu’il fût difficile d’en imposer plus longtemps à l’impératrice. Par suite de tous ces motifs, Consuelo reçut des propositions. En les faisant mesquines, on espéra quelle les refuserait. Porpora les accepta d’emblée, et comme de coutume, sans la consulter. Un beau matin, Consuelo se trouva engagée pour six représentations ; et, sans pouvoir s’y soustraire, sans comprendre pourquoi après une attente de six semaines elle ne recevait aucune nouvelle des Rudolstadt, elle fut traînée par le Porpora à la répétition de l’Antigono de Métastase, musique de Hasse.

Consuelo avait déjà étudié son rôle avec le Porpora.