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CONSUELO.

souille par l’air que les Dieux même respirent, je me sens tout l’orgueil nécessaire pour être digne de sa protection.

— Porporina, dit l’impératrice, vous êtes une fille d’esprit, et votre originalité, dont une autre s’offenserait, ne vous messied pas auprès de moi. Je vous l’ai dit, je vous crois franche, et cependant je sais que vous avez quelque chose à me confesser. Pourquoi hésitez-vous à le faire ? Vous aimez Joseph Haydn, votre liaison est pure, je n’en veux pas douter. Mais vous l’aimez, puisque, pour le seul charme de le voir plus souvent (supposons même que ce soit pour la seule sollicitude de ses progrès en musique avec le Porpora), vous exposez intrépidement votre réputation, qui est la chose la plus sacrée, la plus importante de notre vie de femme. Mais vous craignez peut-être que votre maître, votre père adoptif, ne consente pas à votre union avec un artiste pauvre et obscur. Peut-être aussi, car je veux croire à toutes vos assertions, le jeune homme aime-t-il ailleurs ; et vous fière, comme je vois bien que vous l’êtes, vous cachez votre inclination, et vous sacrifiez généreusement votre bonne renommée, sans retirer de ce dévouement aucune satisfaction personnelle. Eh bien, ma chère petite, à votre place, si j’avais l’occasion qui se présente en cet instant, et qui ne se présentera peut-être plus, j’ouvrirais mon cœur à ma souveraine et je lui dirais : « Vous qui pouvez tout, et qui voulez le bien, je vous confie ma destinée, levez tous les obstacles. D’un mot vous pouvez changer les dispositions de mon tuteur et celles de mon amant ; vous pouvez me rendre heureuse, me réhabiliter dans l’estime publique, et me mettre dans une position assez honorable pour que j’ose prétendre à entrer au service de la cour. » Voilà la confiance que vous deviez avoir dans l’intérêt maternel de Marie-Thérèse, et je suis fâchée que vous ne l’ayez pas compris.

— Je comprends fort bien, dit Consuelo en elle-même, que par un caprice bizarre, par un despotisme d’enfant gâté, tu veux, grande reine, que la Zingarella embrasse tes genoux, parce qu’il te semble que ses genoux sont raides devant toi, et que c’est pour toi un phénomène inobservé. Eh bien, tu n’auras pas cet amusement-là, à moins de me bien prouver que tu mérites mon hommage. »

Elle avait fait rapidement ces réflexions et d’autres encore pendant que Marie-Thérèse la sermonnait. Elle s’était dit qu’elle jouait en cet instant la fortune du Porpora sur un coup de dé, sur une fantaisie de l’impératrice, et que l’avenir de son maître valait bien la peine qu’elle s’humiliât un peu. Mais elle ne voulait pas s’humilier en vain. Elle ne voulait pas jouer la comédie avec une tête couronnée qui en savait certainement autant qu’elle sur ce chapitre-là. Elle attendait que Marie-Thérèse se fit véritablement grande à ses yeux, afin qu’elle-même pût se montrer sincère en se prosternant.

Quand l’impératrice eut fini son homélie, Consuelo répondit :

« Je répondrai à tout ce que Votre Majesté a daigné me dire, si elle veut bien me l’ordonner.

— Oui, parlez, parlez ! dit l’impératrice dépitée de cette contenance impassible.

— Je dirai donc à Votre Majesté que, pour la première fois de ma vie, j’apprends, de sa bouche impériale, que ma réputation est compromise par la présence de Joseph Haydn dans la maison de mon maître. Je me croyais trop peu de chose pour attirer sur moi les arrêts de l’opinion publique ; et si l’on m’eût dit, lorsque je me rendais au palais impérial, que l’impératrice elle-même jugeait et blâmait ma situation, j’aurais cru faire un rêve. »

Marie-Thérèse l’interrompit, elle crut trouver de l’ironie dans cette réflexion de Consuelo.

« Il ne faut pas vous étonner, dit-elle d’un ton un peu emphatique, que je m’occupe des détails les plus minutieux de la vie des êtres dont j’ai la responsabilité devant Dieu.

— On peut s’étonner de ce qu’on admire, répondit adroitement Consuelo ; et si les grandes choses sont les plus simples, elles sont du moins assez rares pour nous surprendre au premier abord.

— Il faut que vous compreniez, en outre, reprit l’impératrice, le soin particulier qui me préoccupe à votre égard, et à l’égard de tous les artistes dont j’aime à orner ma cour. Le théâtre est, en tout pays, une école de scandale, un abîme de turpitudes. J’ai la prétention, louable certainement, sinon réalisable, de réhabiliter devant les hommes et de purifier devant Dieu la classe des comédiens, objet des mépris aveugles et même des proscriptions religieuses de plusieurs nations. Tandis qu’en France, l’Église leur ferme ses portes, je veux, moi, que l’Église leur ouvre son sein. Je n’ai jamais admis, soit à mon théâtre italien, soit pour ma comédie française, soit encore à mon théâtre national, que des gens d’une moralité éprouvée, ou bien des personnes résolues de bonne foi à réformer leur conduite. Vous devez savoir que je marie mes comédiens, et que je tiens même leurs enfants sur les fonts de baptême, résolue à encourager par toutes les faveurs possibles la légitimité des naissances, et la fidélité des époux. »

« Si nous avions su cela, pensa Consuelo, nous aurions prié Sa Majesté d’être la marraine d’Angèle à ma place. »

« Votre Majesté sème pour recueillir, reprit-elle tout haut ; et si j’avais une faute sur la conscience, je serais bien heureuse de trouver en elle un confesseur aussi miséricordieux de Dieu même. Mais…

— Continuez ce que vous vouliez dire tout à l’heure, répondit Marie-Thérèse avec hauteur.

— Je disais, repartit Consuelo, qu’ignorant le blâme déversé sur moi à propos du séjour de Joseph Haydn dans la maison que j’habite, je n’avais pas fait un grand effort de dévouement envers lui en m’y exposant.

— J’entends, dit l’impératrice, vous niez tout !

— Comment pourrais-je confesser le mensonge ? reprit Consuelo, je n’ai ni inclinaison pour l’élève de mon maître, ni désir aucun de l’épouser ; et s’il en était autrement, pensa-t-elle, je ne voudrais pas accepter son cœur par décret impérial.

— Ainsi vous voulez rester fille ? dit l’impératrice en se levant. Eh bien, je vous déclare que c’est une position qui n’offre pas à ma sécurité sur le chapitre de l’honneur, toutes les garanties désirables. Il est inconvenant d’ailleurs qu’une jeune personne paraisse dans certains rôles, et représente certaines passions quand elle n’a pas la sanction du mariage et la protection d’un époux. Il ne tenait qu’à vous de l’emporter dans mon esprit sur votre concurrente, madame Corilla, dont on m’avait dit pourtant beaucoup de bien, mais qui ne prononce pas l’italien à beaucoup près aussi bien que vous. Mais madame Corilla est mariée et mère de famille, ce qui la place dans des conditions plus recommandables à mes yeux que celles où vous vous obstinez à rester.

— Mariée ! ne put s’empêcher de murmurer entre ses dents la pauvre Consuelo, bouleversée de voir quelle personne vertueuses, la très-vertueuse et très-clairvoyante impératrice lui préférait.

— Oui, mariée, répondit l’impératrice d’un ton absolu et courroucée déjà de ce doute émis sur le compte de sa protégée. Elle a donné dernièrement le jour à un enfant qu’elle a mis entre les mains d’un respectable et laborieux ecclésiastique, monsieur le chanoine ***, afin qu’il lui donnât une éducation chrétienne ; et, sans aucun doute, ce digne personnage ne se serait point chargé d’un tel fardeau, s’il n’eût reconnu que la mère avait droit à toute son estime.

— Je n’en fais aucun doute non plus, » répondit la jeune fille, consolée, au milieu de son indignation, de voir que le chanoine était approuvé, au lieu d’être censuré pour cette adoption qu’elle lui avait elle-même arrachée.

« C’est ainsi qu’on écrit l’histoire, et c’est ainsi qu’on éclaire les rois, se dit-elle lorsque l’impératrice fut sortie de l’appartement d’un grand air, et en lui faisant, pour salut, un léger signe de tête. Allons ! au fond des plus mauvaises choses, il se fait toujours quelque bien ; et les erreurs des hommes ont parfois un bon résultat. On n’enlèvera pas au chanoine son bon prieuré ; on n’enlè-