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CONSUELO.

— Mais… par exemple, maître Reuter, dont mon ami Keller fait la barbe, et qui m’a chassé de la leçon, disant que je ne serais jamais qu’un âne. » Joseph connaissait déjà assez les antipathies du mæstro pour savoir qu’il faisait peu de cas du Reuter, et même il avait compté sur ce dernier pour lui gagner les bonnes grâces du Porpora, la première fois qu’il essaierait de le desservir auprès de lui. Mais le Reuter, dans les rares visites qu’il avait rendues au mæstro, n’avait pas daigné reconnaître son ancien élève dans l’antichambre.

— Maître Reuter est un âne lui-même, murmura le Porpora entre ses dents ; mais il ne s’agit pas de cela, reprit-il tout haut ; je veux que tu me dises où tu as pêché cette phrase. »

Et il chanta celle que Joseph lui avait fait entendre dix fois de suite par mégarde.

— Ah ! cela ? dit Haydn, qui commençait à mieux augurer des dispositions du maître, mais qui ne s’y fiait pas encore ; c’est quelque chose que j’ai entendu chanter à la signora.

— À la Consuelo ? à ma fille ? Je ne connais pas cela. Ah çà, tu écoutes donc aux portes ?

— Oh non, Monsieur ! mais la musique, cela arrive de chambre en chambre jusqu’à la cuisine, et l’on entend malgré soi.

— Je n’aime pas à être servi par des gens qui ont tant de mémoire, et qui vont chanter nos idées inédites dans la rue. Vous ferez votre paquet aujourd’hui, et vous irez ce soir chercher une autre condition. »

Cet arrêt tomba comme un coup de foudre sur le pauvre Joseph, et il alla pleurer dans la cuisine où bientôt Consuelo vint écouter le récit de sa mésaventure, et le rassurer en lui promettant d’arranger ses affaires.

« Comment, maître, dit-elle au Porpora en lui présentant son café, tu veux chasser ce pauvre garçon, qui est laborieux et fidèle, parce que pour la première fois de sa vie il lui est arrivé de chanter juste !

— Je te dis que ce garçon-là est un intrigant et un menteur effronté ; qu’il a été envoyé chez moi par quelque ennemi qui veut surprendre le secret de mes compositions et se les approprier avant qu’elles aient vu le jour. Je gage que le drôle sait déjà par cœur mon nouvel opéra, et qu’il copie mes manuscrits quand j’ai le dos tourné ! Combien de fois n’ai-je pas été trahi ainsi ? Combien de mes idées n’ai-je pas retrouvées dans ces jolis opéras qui faisaient courir tout Venise, tandis qu’on bâillait aux miens et qu’on disait : Ce vieux radoteur de Porpora nous donne pour du neuf des motifs qui traînent dans les carrefours ! Tiens ! le sot s’est trahi ; il a chanté ce matin une phrase qui n’est certainement pas d’un autre que de meinherr Hasse, et que j’ai fort bien retenue ; j’en prendrai note, et, pour me venger, je la mettrai dans mon nouvel opéra, afin de lui rendre le tour qu’il m’a joué si souvent.

— Prenez garde, maître ! cette phrase-là n’est peut-être pas inédite. Vous ne savez pas par cœur toutes les productions contemporaines.

— Mais je les ai entendues, et je te dis que c’est une phrase trop remarquable pour qu’elle ne m’ait pas encore frappé.

— Eh bien, maître, grand merci ! je suis fière du compliment ; car la phrase est de moi. »

Consuelo mentait, la phrase en question était bien éclose le matin même dans le cerveau de Haydn ; mais elle avait le mot, et déjà elle l’avait apprise par cœur, afin de n’être pas prise au dépourvu par les méfiantes investigations du maître. Le Porpora ne manqua pas de la lui demander. Elle la chanta sur-le-champ, et prétendit que la veille elle avait essayé de mettre en musique pour complaire à l’abbé Métastase, les premières strophes de sa jolie pastorale :

Già riede la primavera
Col suo fiorito aspetto ;
Già il grat zeffiretto
Scherza fro l’erbe et i flor.

Tornan le frondi agli alberi,
L’herbette al prato tornano ;
Sol non ritorna a me
La pace del mio cor.

« J’avais répété ma première phrase bien des fois, ajouta-t-elle, lorsque j’ai entendu dans l’antichambre maître Beppo qui, comme un vrai serin des Canaries, s’égosillait à la répéter tout de travers ; cela m’impatientait, je l’ai prié de se taire. Mais, au bout d’une heure, il la répétait sur l’escalier, tellement défigurée, que cela m’a ôté l’envie de continuer mon air.

— Et d’où vient qu’il la chante si bien aujourd’hui ? que s’est-il passé durant son sommeil ?

— Je vais t’expliquer cela, mon maître ; je remarquais que ce garçon avait la voix belle et même juste, mais qu’il chantait faux, faute d’oreille, de raisonnement et de mémoire. Je me suis amusée à lui faire poser la voix et à chanter la gamme d’après ta méthode, pour voir si cela réussirait, même sur une pauvre organisation musicale.

— Cela doit réussir sur toutes les organisations, s’écria le Porpora. Il n’y a point de voix fausse, et jamais une oreille exercée…

— C’est ce que je me disais, interrompit Consuelo, qui avait hâte d’en venir à ses fins, et c’est ce qui est arrivé. J’ai réussi, avec le système de ta première leçon, à faire comprendre à ce butor ce que, dans toute sa vie, le Reuter et tous les Allemands ne lui eussent pas fait soupçonner. Après cela, je lui ai chanté ma phrase, et, pour la première fois, il l’a entendue exactement. Aussitôt il a pu la dire, et il en était si étonné, si émerveillé, qu’il a bien pu n’en pas dormir de la nuit ; c’était pour lui comme une révélation. Oh ! Mademoiselle, me disait-il, si j’avais été enseigné ainsi, j’aurais pu apprendre peut-être aussi bien qu’un autre. Mais je vous avoue que je n’ai jamais rien pu comprendre de ce qu’on m’enseignait à la maîtrise de Saint-Étienne.

— Il a donc été à la maîtrise, réellement ?

— Et il en a été chassé honteusement ; tu n’as qu’à parler de lui à maître Reuter ! il te dira que c’est un mauvais sujet, et un sujet musical impossible à former.

— Viens çà, ici, toi ! cria le Porpora à Beppo qui pleurait derrière la porte ; et mets-toi près de moi : je veux voir si tu as compris la leçon que tu as reçue hier. »

Alors le malicieux mæstro commença à enseigner les éléments de la musique à Joseph, de la manière diffuse, pédantesque et embrouillée qu’il attribuait ironiquement aux maîtres allemands.

Si Joseph, qui en savait trop pour ne pas comprendre ces éléments, en dépit du soin qu’il prenait pour les lui rendre obscurs, eût laissé voir son intelligence, il était perdu. Mais il était assez fin pour ne pas tomber dans le piége, et il montra résolument une stupidité qui, après une longue épreuve tentée avec obstination par le maître, rassura complètement ce dernier.

« Je vois bien que tu es fort borné, lui dit-il en se levant et en continuant une feinte dont les deux autres n’étaient pas dupes. Retourne à ton balai, et tâche de ne plus chanter, si tu veux rester à mon service. »

Mais, au bout de deux heures, n’y pouvant plus tenir, et se sentant aiguillonné par l’amour d’un métier qu’il négligeait après l’avoir exercé sans rivaux pendant si longtemps, le Porpora redevint professeur de chant, et rappela Joseph pour le remettre sur la sellette. Il lui expliqua les mêmes principes, mais cette fois avec cette clarté, cette logique puissante et profonde qui motive et classe toutes choses, en un mot, avec cette incroyable simplicité de moyens dont les hommes de génie s’avisent seuls.

Cette fois, Haydn comprit qu’il pouvait avoir l’air de comprendre ; et Porpora fut enchanté de son triomphe. Quoique le maître lui enseignât des choses qu’il avait longtemps étudiées et qu’il savait aussi bien que possible, cette leçon eut pour lui un puissant intérêt et une utilité bien certaine : il y apprit à enseigner ; et comme au heures où le Porpora ne l’employait pas, il allait