Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 8, 1855.djvu/241

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
237
CONSUELO.

Elle s’éloignait avec sa royale couvée de princes et d’archiduchesses, adressant un mot favorable et gracieux à chacun des musiciens qui se trouvaient à sa portée, et laissant derrière elle comme une trace lumineuse dans tous ces yeux éblouis de sa gloire et de sa puissance.

Caffariello fut le seul qui conserva ou qui affecta de conserver son sang-froid : il reprit sa discussion juste où il l’avait laissée ; et Consuelo, mettant le bracelet dans sa poche, sans songer à le regarder, recommença à lui tenir tête, au grand étonnement et au grand scandale des autres musiciens, qui, courbés sous la fascination de l’apparition impériale, ne concevaient pas qu’on pût songer à autre chose tout le reste de la journée. Nous n’avons pas besoin de dire que le Porpora faisait seul exception dans son âme, et par instinct et par système, à cette fureur de prosternation. Il savait se tenir convenablement incliné devant les souverains ; mais, au fond du cœur, il raillait et méprisait les esclaves. Maître Reuter, interpellé par Caffariello sur le véritable mouvement du chœur en litige, serra les lèvres d’un air hypocrite ; et, après s’être laissé interroger plusieurs fois, il répondit enfin d’un air très-froid :

« Je vous avoue, Monsieur, que je ne suis point à votre conversation. Quand Marie-Thérèse est devant mes yeux, j’oublie le monde entier ; et longtemps après qu’elle a disparu, je demeure sous le coup d’une émotion qui ne me permet pas de penser à moi-même.

— Mademoiselle ne paraît point étourdie de l’insigne honneur qu’elle vient de nous attirer, dit M. Holzbaüer, qui se trouvait là, et dont l’aplatissement avait quelque chose de plus contenu que celui de Reuter. C’est affaire à vous, Signora, de parler avec les têtes couronnées. On dirait que vous n’avez fait autre chose toute votre vie.

— Je n’ai jamais parlé avec aucune tête couronnée, répondit tranquillement Consuelo, qui n’entendait point malice aux insinuations de Holzbaüer ; et sa majesté ne m’a point procuré un tel avantage ; car elle semblait, en m’interrogeant, m’interdire l’honneur ou m’épargner le trouble de lui répondre.

— Tu aurais peut-être souhaité faire la conversation avec l’impératrice ? dit le Porpora d’un air goguenard.

— Je ne l’ai jamais souhaité, repartit Consuelo naïvement.

— C’est que mademoiselle a plus d’insouciance que d’ambition, apparemment, reprit le Reuter avec un dédain glacial.

— Maître Reuter, dit Consuelo avec confiance et candeur, êtes-vous mécontent de la manière dont j’ai chanté votre musique ? »

Reuter avoua que personne ne l’avait mieux chantée, même sous le règne de l’auguste et à jamais regretté Charles vi.

« En ce cas, dit Consuelo, ne me reprochez pas mon insouciance. J’ai l’ambition de satisfaire mes maîtres, j’ai l’ambition de bien faire mon métier ; quelle autre puis-je avoir ? quelle autre ne serait ridicule et déplacée de ma part ?

— Vous êtes trop modeste, Mademoiselle, reprit Holzbaüer. Il n’est point d’ambition trop vaste pour un talent comme le vôtre.

— Je prends cela pour un compliment plein de galanterie, répondit Consuelo ; mais je ne croirai vous avoir satisfait un peu que le jour où vous m’inviterez à chanter sur le théâtre de la cour. »

Holzbaüer, pris au piège, malgré sa prudence, eut un accès de toux pour se dispenser de répondre, et se tira d’affaire par une inclination de tête courtoise et respectueuse. Puis, ramenant la conversation sur son premier terrain :

« Vous êtes vraiment, dit-il, d’un calme et d’un désintéressement sans exemple : vous n’avez pas seulement regardé le beau bracelet dont sa majesté vous a fait cadeau.

— Ah ! c’est la vérité, » dit Consuelo en le tirant de sa poche, et en le passant à ses voisins qui étaient curieux de le voir et d’en estimer la valeur. Ce sera de quoi acheter du bois pour le poêle de mon maître, si je n’ai pas d’engagement cet hiver, pensait-elle ; une toute petite pension nous serait bien plus nécessaire que des parures et des colifichets.

« Quelle beauté céleste que sa majesté ! dit Reuter avec un soupir de componction, en lançant un regard oblique et dur à Consuelo.

— Oui, elle m’a semblé fort belle, répondit la jeune fille, qui ne comprenait rien aux coups de coude du Porpora.

— Elle vous a semblé ? reprit le Reuter. Vous êtes difficile !

— J’ai à peine eu le temps de l’entrevoir. Elle a passé si vite !

— Mais son esprit éblouissant, ce génie qui se révèle à chaque syllabe sortie de ses lèvres !…

— J’ai à peine eu le temps de l’entendre : elle a parlé si peu !

— Enfin, Mademoiselle, vous êtes d’airain ou de diamant. Je ne sais ce qu’il faudrait pour vous émouvoir.

— J’ai été fort émue en chantant votre Judith, répondit Consuelo, qui savait être malicieuse dans l’occasion, et qui commençait à comprendre la malveillance des maîtres viennois envers elle.

— Cette fille a de l’esprit, sous son air simple, dit tout bas Holzbaüer à maître Reuter.

— C’est l’école du Porpora, répondit l’autre ; mépris et moquerie.

— Si on n’y prend garde, le vieux récitatif et le style osservato nous envahiront de plus belle que par le passé, reprit Holzbaüer ; mais soyez tranquille, j’ai les moyens d’empêcher cette Porporinaillerie d’élever la voix. »

Quand on se leva de table, Caffariello dit à l’oreille de Consuelo :

« Vois-tu, mon enfant, tous ces gens-là, c’est de la franche canaille. Tu auras de la peine à faire quelque chose ici. Ils sont tous contre toi. Ils seraient tous contre moi s’ils l’osaient.

— Et que leur avons-nous donc fait ? dit Consuelo étonnée.

— Nous sommes élèves du plus grand maître de chant qu’il y ait au monde. Eux et leurs créatures sont nos ennemis naturels, ils indisposeront Marie-Thérèse contre toi, et tout ce que tu dis ici lui sera répété avec de malicieux commentaires. Ou lui dira que tu ne l’as pas trouvée belle, et que tu as jugé son cadeau mesquin. Je connais toutes ces menées. Prends courage, pourtant ; je te protégerai envers et contre tous, et je crois que l’avis de Caffariello en musique vaut bien celui de Marie-Thérèse. »

« Entre la méchanceté des uns et la folie des autres, me voilà fort compromise, pensa Consuelo en s’en allant. Ô Porpora ! disait-elle dans son cœur, je ferai mon possible pour remonter sur le théâtre. Ô Albert ! j’espère que je n’y parviendrai pas. »

Le lendemain, maître Porpora, ayant affaire en ville pour toute la journée, et trouvant Consuelo un peu pâle, l’engagea à faire un tour de promenade hors ville à la Spinnerin am Kreutz, avec la femme de Keller, qui s’était offerte pour l’accompagner quand elle le voudrait. Dès que le maestro fut sorti :

« Beppo, dit la jeune fille, va vite louer une petite voiture, et allons-nous-en tous deux voir Angèle et remercier le chanoine. Nous avions promis de le faire plus tôt mais mon rhume me servira d’excuse.

— Et sous quel costume vous présenterez-vous au chanoine ? dit Beppo.

— Sous celui-ci, répondit-elle. Il faut bien que le chanoine me connaisse et m’accepte sous ma véritable forme.

— Excellent chanoine ! je me fais une joie de le revoir.

— Et moi aussi.

— Pauvre bon chanoine ! je me fais une peine de songer…

— Quoi ?

— Que la tête va lui tourner tout à fait.

— Et pourquoi donc ? Suis-je une déesse ? Je ne le pensais pas.