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CONSUELO.

fait des réflexions sur les devoirs de mon état présent, tu le vois.

— Tu as bien fait, Beppo, répondit la Porporina ; la vie est une grande énigme, et il ne faut pas laisser passer le moindre fait sans le commenter et le comprendre. C’est toujours autant de deviné. Mais dis-moi donc si tu as appris là-bas quelque chose de cette princesse, fille de la margrave, qui, seule au milieu de tous ces personnages guindés, fardés et frivoles, m’a paru naturelle, bonne et sérieuse.

— Si j’en ai entendu parler ? oh ! certes ! non-seulement ce soir, mais déjà bien des fois par Keller, qui coiffe sa gouvernante, et qui connaît bien les faits. Ce que je vais te raconter n’est donc pas une histoire d’antichambre, un propos de laquais ; c’est une histoire véritable et de notoriété publique. Mais c’est une histoire effroyable ; auras-tu le courage de l’entendre ?

— Oui, car je m’intéresse à cette créature qui porte sur son front le sceau du malheur. J’ai recueilli deux ou trois mots de sa bouche qui m’ont fait voir en elle une victime du monde, une proie de l’injustice.

— Dis une victime de la scélératesse, et la proie d’une atroce perversité. La princesse de Culmbach (c’est le titre qu’elle porte) a été elevée à Dresde, par la reine de Pologne, sa tante, et c’est là que le Porpora l’a connue et lui a même, je crois, donné quelques leçons, ainsi qu’à la grande dauphine de France, sa cousine. La jeune princesse de Culmbach était belle et sage ; élevée par une reine austère, loin d’une mère débauchée, elle semblait devoir être heureuse et honorée toute sa vie. Mais la margrave douairière, aujourd’hui comtesse Hoditz, ne voulait point qu’il en fût ainsi. Elle la fit revenir près d’elle, et feignit de vouloir la marier, tantôt avec un de ses parents, margrave aussi de Bareith, tantôt avec un autre parent, aussi prince de Culmbach ; car cette principauté de Bareith-Culmbach compte plus de princes et de margraves qu’elle n’a de villages et de châteaux pour les apanager. La beauté et la pudeur de la princesse causaient à sa mère une mortelle jalousie ; elle voulait l’avilir, lui ôter la tendresse et l’estime de son père, le margrave George-Guillaume (troisième margrave) ; ce n’est pas ma faute s’il y en a tant dans cette histoire ; mais dans tous ces margraves, il n’y en eut pas un seul pour la princesse de Culmbach. Sa mère promit à un gentilhomme de la chambre de son époux, nommé Vobser, une récompense de quatre mille ducats pour déshonorer sa fille ; et elle introduisit elle-même ce misérable la nuit dans la chambre de la princesse. Ses domestiques étaient avertis et gagnés, le palais fut sourd aux cris de la jeune fille, la mère tenait la porte… Ô Consuelo ! tu frémis, et pourtant ce n’est pas tout. La princesse de Culmbach devint mère de deux jumeaux : la margrave les prit dans ses mains, les porta à son époux, les promena dans son palais, les montra à toute sa valetaille, en criant : « Voyez, voyez les enfants que cette dévergondée vient de mettre au monde ! » Et au milieu de cette scène affreuse, les deux jumeaux périrent presque dans les mains de la margrave. Vobser eut l’imprudence d’écrire au margrave pour réclamer les quatre mille ducats que la margrave lui avait promis. Il les avait gagnés, il avait déshonoré la princesse. Le malheureux père, à demi imbécile déjà, le devint tout à fait dans cette catastrophe, et mourut de saisissement et de chagrin quelque temps après. Vobser, menacé par les autres membres de la famille, prit la fuite. La reine de Pologne ordonna que la princesse de Culmbach serait enfermée à la forteresse de Plassenbourg. Elle y entra, à peine relevée de ses couches, y passa plusieurs années dans une rigoureuse captivité, et y serait encore, si des prêtres catholiques, s’étant introduits dans sa prison, ne lui eussent promis la protection de l’impératrice Amélie, à condition qu’elle abjurerait la foi luthérienne. Elle céda à leurs insinuations et au besoin de recouvrer sa liberté ; mais elle ne fut élargie qu’à la mort de la reine de Pologne ; le premier usage qu’elle fit de son indépendance fut de revenir à la religion de ses pères. La jeune margrave de Bareith, Wilhelmine de Prusse, l’accueillit avec aménité dans sa petite cour. Elle s’y est fait aimer et respecter par ses vertus, sa douceur et sa sagesse. C’est une âme brisée, mais c’est encore une belle âme, et quoiqu’elle ne soit point vue favorablement à la cour de Vienne à cause de son luthéranisme, personne n’ose insulter à son malheur ; personne ne peut médire de sa vie, pas même les laquais. Elle est ici en passant pour je ne sais quelle affaire ; elle réside ordinairement à Bareith.

— Voilà pourquoi, reprit Consuelo, elle m’a tant parlé de ce pays-là, et tant engagée à y aller. Oh ! quelle histoire ! Joseph ! et quelle femme que la comtesse Hoditz ! Jamais, non jamais le Porpora ne me traînera plus chez elle : jamais je ne chanterai plus pour elle !

— Et pourtant vous y pourriez rencontrer les femmes les plus pures et les plus respectables de la cour. Le monde marche ainsi, à ce qu’on assure. Le nom et la richesse couvrent tout, et, pourvu qu’on aille à l’église, on trouve ici une admirable tolérance.

— Cette cour de Vienne est donc bien hypocrite ? dit Consuelo.

— Je crains, entre nous soit dit, répondit Joseph en baissant la voix, que notre grande Marie-Thérèse ne le soit un peu. »

LXXXVIII.

Peu de jours après, le Porpora ayant beaucoup remué, beaucoup intrigué à sa manière, c’est-à-dire en menaçant, en grondant ou en raillant à droite et à gauche, Consuelo, conduite à la chapelle impériale par maître Reuter (l’ancien maître et l’ancien ennemi du jeune Haydn), chanta devant Marie-Thérèse la partie de Judith, dans l’oratorio : Betulia liberata, poëme de Métastase, musique de ce même Reuter. Consuelo fut magnifique, et Marie-Thérèse daigna être satisfaite. Quand le sacré concert fut terminé, Consuelo fut invitée, avec les autres chanteurs (Caffariello était du nombre), à passer dans une des salles du palais, pour faire une collation présidée par Reuter. Elle était à peine assise entre ce maître et le Porpora, qu’un bruit, à la fois rapide et solennel, partant de la galerie voisine, fit tressaillir tous les convives, excepté Consuelo et Caffariello, qui s’étaient engagés dans une discussion animée sur le mouvement d’un certain chœur que l’un eût voulu plus vif et l’autre plus lent. « Il n’y a que le Maestro lui-même qui puisse trancher la question, » dit Consuelo en se retournant vers le Reuter. Mais elle ne trouva plus ni le Reuter à sa droite, ni le Porpora à sa gauche : tout le monde s’était levé de table, et rangé en ligne, d’un air pénétré. Consuelo se trouva face à face avec une femme d’une trentaine d’années, belle de fraîcheur et d’énergie, vêtue de noir (tenue de chapelle), et accompagnée de sept enfants, dont elle tenait un par la main. Celui-là, c’était l’héritier du trône, le jeune César Joseph ii ; et cette belle femme, à la démarche aisée, à l’air affable et pénétrant, c’était Marie-Thérèse.

« Ecco la Giuditta ? demanda l’impératrice en s’adressant à Reuter. Je suis fort contente de vous, mon enfant, ajouta-t-elle en regardant Consuelo des pieds à la tête ; vous m’avez fait vraiment plaisir, et jamais je n’avais mieux senti la sublimité des vers de notre admirable poëte que dans votre bouche harmonieuse. Vous prononcez parfaitement bien, et c’est à quoi je tiens par-dessus tout. Quel âge avez-vous, Mademoiselle ? Vous êtes Vénitienne ? Élève du célèbre Porpora, que je vois ici avec intérêt ? Vous désirez entrer au théâtre de la cour ? Vous êtes faite pour y briller ; et M. de Kaunitz vous protège. »

Ayant ainsi interrogé Consuelo, sans attendre ses réponses, et en regardant tour a tour Métastase et Kaunitz, qui l’accompagnaient, Marie-Thérèse fit un signe à un de ses chambellans, qui présenta un bracelet assez riche à Consuelo. Avant que celle-ci eût songé à remercier, l’impératrice avait déjà traversé la salle ; elle avait déjà dérobé à ses regards l’éclat du front impérial.