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CONSUELO.

souvent. Le ciel m’a donné des facultés et une âme pour l’art, des besoins de liberté, l’amour d’une fière et chaste indépendance ; mais en même temps, au lieu de me donner ce froid et féroce égoïsme qui assure aux artistes la force nécessaire pour se frayer une route à travers les difficultés et les séductions de la vie, cette volonté céleste m’a mis dans la poitrine un cœur tendre et sensible qui ne bat que pour les autres, qui ne vit que d’affection et de dévouement. Ainsi partagée entre deux forces contraires, ma vie s’use, et mon but est toujours manqué. Si je suis née pour pratiquer le dévouement, Dieu veuille donc ôter de ma tête l’amour de l’art, la poésie, et l’instinct de la liberté, qui font de mes dévouements un supplice et une agonie ; si je suis née pour l’art et pour la liberté, qu’il ôte donc de mon cœur la pitié, l’amitié, la sollicitude et la crainte de faire souffrir, qui empoisonneront toujours mes triomphes et entraveront ma carrière !

— Si j’avais un conseil à te donner, pauvre Consuelo, répondait Haydn, ce serait d’écouter la voix de ton génie et d’étouffer le cri de ton cœur. Mais je te connais bien maintenant, et je sais que tu ne le pourras pas.

— Non, je ne le peux pas, Joseph, et il me semble que je ne le pourrai jamais. Mais, vois mon infortune, vois la complication de mon sort étrange et malheureux ! Même dans la voie du dévouement je suis si bien entravée et tiraillée en sens contraires, que je ne puis aller où mon cœur me pousse, sans briser ce cœur qui voudrait faire le bien de la main gauche comme de la main droite. Si je me consacre à celui-ci, j’abandonne et laisse périr celui-là. J’ai par le monde un époux adoptif dont je ne puis être la femme sans tuer mon père adoptif ; et réciproquement, si je remplis mes devoirs de fille, je tue mon époux. Il a été écrit que la femme quitterait son père et sa mère pour suivre son époux ; mais je ne suis, en réalité, ni épouse ni fille. La loi n’a rien prononcé pour moi, la société ne s’est pas occupée de mon sort. Il faut que mon cœur choisisse. La passion d’un homme ne le gouverne pas, et, dans l’alternative où je suis, la passion du devoir et du dévouement ne peut pas éclairer mon choix. Albert et le Porpora sont également malheureux, également menacés de perdre la raison ou la vie. Je suis aussi nécessaire à l’un qu’à l’autre… Il faut que je sacrifie l’un des deux.

— Et pourquoi ? Si vous épousiez le comte, le Porpora n’irait-il pas vivre près de vous deux ? Vous l’arracheriez ainsi à la misère, vous le ranimeriez par vos soins, vous accompliriez vos deux dévouements à la fois.

— S’il pouvait en être ainsi, je te jure, Joseph, que je renoncerais à l’art et à la liberté, mais tu ne connais pas le Porpora ; c’est de gloire et non de bien-être et de sécurité qu’il est avide. Il est dans la misère, et il ne s’en aperçoit pas ; il en souffre sans savoir d’où lui vient son mal. D’ailleurs, rêvant toujours des triomphes et l’admiration des hommes, il ne saurait descendre à accepter leur pitié. Sois sûr que sa détresse est, en grande partie, l’ouvrage de son incurie et de son orgueil. S’il disait un mot, il a encore quelques amis, on viendrait à son secours ; mais, outre qu’il n’a jamais regardé si sa poche était vide ou pleine (tu as bien vu qu’il n’en sait pas davantage à l’égard de son estomac), il aimerait mieux mourir de faim enfermé dans sa chambre que d’aller chercher l’aumône d’un dîner chez son meilleur ami. Il croirait dégrader la musique s’il laissait soupçonner que le Porpora a besoin d’autre chose que de son génie, de son clavecin et de sa plume. Aussi l’ambassadeur et sa maîtresse, qui le chérissent et le vénèrent, ne se doutent-ils en aucune façon du dénûment où il se trouve. S’ils lui voient habiter une chambre étroite et délabrée, ils pensent que c’est parce qu’il aime l’obscurité et le désordre. Lui-même ne leur dit-il pas qu’il ne saurait composer ailleurs ? Moi je sais le contraire ; je l’ai vu grimper sur les toits, à Venise, pour s’inspirer des bruits de la mer et de la vue du ciel. Si on le reçoit avec ses habits malpropres, sa perruque râpée et ses souliers percés, on croit faire acte d’obligeance. « Il aime la saleté, se dit-on ; c’est le travers des vieillards et des artistes. Ses guenilles lui sont agréables. Il ne saurait marcher dans des chaussures neuves. » Lui-même l’affirme ; mais moi, je l’ai vu dans mon enfance, propre, recherché, toujours parfumé, rasé, et secouant avec coquetterie les dentelles de sa manchette sur l’orgue ou le clavecin ; c’est que, dans ce temps-là, il pouvait être ainsi sans devoir rien à personne. Jamais le Porpora ne se résignerait à vivre oisif et ignoré au fond de la Bohême, à la charge de ses amis. Il n’y resterait pas trois mois sans maudire et injurier tout le monde, croyant que l’on conspire sa perte et que ses ennemis l’ont fait enfermer pour l’empêcher de publier et de faire représenter ses ouvrages. Il partirait un beau matin en secouant la poussière de ses pieds, et il reviendrait chercher sa mansarde, son clavecin rongé des rats, sa fatale bouteille et ses chers manuscrits.

— Et vous ne voyez pas la possibilité d’amener à Vienne, ou à Venise, ou à Dresde, ou à Prague, dans quelque ville musicale enfin, votre comte Albert ? Riche, vous pourriez vous établir partout, vous y entourer de musiciens, cultiver l’art d’une certaine façon, et laisser le champ libre à l’ambition du Porpora, sans cesser de veiller sur lui ?

— Après ce que je t’ai raconté du caractère et de la santé d’Albert, comment peux-tu me faire une pareille question ? Lui, qui ne peut supporter la figure d’un indifférent, comment affronterait-il cette foule de méchants et de sots qu’on appelle le monde ? Et quelle ironie, quel éloignement, quel mépris, le monde ne prodiguerait-il pas à cet homme saintement fanatique, qui ne comprend rien à ses lois, à ses mœurs et à ses habitudes ! Tout cela est aussi hasardeux à tenter sur Albert que ce que j’essaie maintenant en cherchant à me faire oublier de lui.

— Soyez certaine cependant que tous les maux lui paraîtraient plus légers que votre absence. S’il vous aime véritablement, il supportera tout ; et s’il ne vous aime pas assez pour tout supporter et tout accepter, il vous oubliera.

— Aussi j’attends et ne décide rien. Donne-moi du courage, Beppo, et reste près de moi, afin que j’aie du moins un cœur où je puisse répandre ma peine, et à qui je puisse demander de chercher avec moi l’espérance.

— Ô ma sœur ! sois tranquille, s’écriait Joseph ; si je suis assez heureux pour te donner cette légère consolation, je supporterai tranquillement les bourrasques du Porpora ; je me laisserai même battre par lui, si cela peut le distraire du besoin de te tourmenter et de t’affliger. »

En devisant ainsi avec Joseph, Consuelo travaillait sans cesse, tantôt à préparer avec lui les repas communs, tantôt à raccommoder les nippes du Porpora. Elle introduisit, un à un, dans l’appartement, les meubles qui étaient nécessaires à son maître. Un bon fauteuil bien large et bien bourré de crin, remplaça la chaise de paille où il reposait ses membres affaissés par l’âge ; et quand il y eut goûté les douceurs d’une sieste, il s’étonna, et demanda, en fronçant le souril, d’où lui venait ce bon siège.

« C’est la maîtresse de la maison qui l’a fait monter ici, répondit Consuelo ; ce vieux meuble l’embarrassait, et j’ai consenti à le placer dans un coin, jusqu’à ce qu’elle le redemandât. »

Les matelas du Porpora furent changés ; et il ne fit, sur la bonté de son lit, d’autre remarque que de dire qu’il avait retrouvé le sommeil depuis quelques nuits. Consuelo lui répondit qu’il devait attribuer cette amélioration au café et à l’abstinence d’eau-de-vie. Un matin, le Porpora, ayant endossé une excellente robe de chambre, demanda d’un air soucieux à Joseph où il l’avait retrouvée. Joseph, qui avait le mot, répondit qu’en rangeant une vieille malle, il l’avait trouvée au fond.

« Je croyais ne l’avoir pas apportée ici, reprit le Porpora. C’est pourtant bien celle que j’avais à Venise ; c’est la même couleur du moins.

— Et quelle autre pourrait-ce être ? répondit Con-