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CONSUELO.

trop laid. D’ailleurs, je n’entends rien à la musique, et vous savez que tous les grands seigneurs d’aujourd’hui veulent que leurs laquais sachent faire une petite partie de viole ou de flûte pour la musique de chambre. Moi, je n’ai jamais pu me fourrer une note de musique dans la tête.

— Ah ! ah ! tu n’entends rien à la musique. Eh bien, tu es l’homme qu’il me faut. Si tu te contentes de la nourriture et des vieux habits, je te prends ; car, aussi bien, voilà ma fille qui aura besoin d’un garçon diligent pour faire ses commissions. Voyons ! que sais-tu faire ? Brosser les habits, cirer les souliers, balayer, ouvrir et fermer la porte ?

— Oui, Monsieur, je sais faire tout cela.

— Eh bien, commence. Prépare-moi l’habit que tu vois étendu sur mon lit, car je vais dans une heure chez l’ambassadeur. Tu m’accompagneras, Consuelo. Je veux te présenter à monsignor Corner, que tu connais déjà, et qui vient d’arriver des eaux avec la signora. Il y a là-bas une petite chambre que je te cède ; va faire un peu de toilette aussi pendant que je me préparerai. »

Consuelo obéit, traversa l’antichambre, et, entrant dans le cabinet sombre qui allait devenir son appartement, elle endossa son éternelle robe noire et son fidèle fichu blanc, qui avaient fait le voyage sur l’épaule de Joseph.

« Pour aller à l’ambassade, ce n’est pas un très-bel équipage, pensa-t-elle ; mais on m’a vue commencer ainsi à Venise, et cela ne m’a pas empêchée de bien chanter et d’être écoutée avec plaisir. »

Quand elle fut prête, elle repassa dans l’antichambre, et y trouva Haydn, qui crêpait gravement la perruque du Porpora, plantée sur un bâton. En se regardant, ils étouffèrent de part et d’autre un grand éclat de rire.

« Eh ! comment fais-tu pour arranger cette belle perruque ? lui dit-elle à voix bien basse, pour ne pas être entendue du Porpora, qui s’habillait dans la chambre voisine.

— Bah ! répondit Joseph, cela va tout seul. J’ai souvent vu travailler Keller ! Et puis, il m’a donné une leçon ce matin, et il m’en donnera encore, afin que j’arrive à la perfection du lissé et du crêpé.

— Ah ! prends courage, mon pauvre garçon, dit Consuelo en lui serrant la main ; le maître finira par se laisser désarmer. Les routes de l’art sont encombrées d’épines, mais on parvient à y cueillir de belles fleurs.

— Merci de la métaphore, chère sœur Consuelo. Sois sûre que je ne me rebuterai pas, et pourvu qu’en passant auprès de moi sur l’escalier ou dans la cuisine tu me dises de temps en temps un petit mot d’encouragement et d’amitié, je supporterai tout avec plaisir.

— Et je t’aiderai à remplir tes fonctions, reprit Consuelo en souriant. Crois-tu donc que moi aussi je n’aie pas commencé comme toi ? Quand j’étais petite, j’étais souvent la servante du Porpora. J’ai plus d’une fois fait ses commissions, battu son chocolat et repassé ses rabats. Tiens, pour commencer, je vais t’enseigner à brosser cet habit, car tu n’y entends rien ; tu casses les boutons et tu fanes les revers. »

Elle lui prit la brosse des mains, et lui donna l’exemple avec adresse et dextérité. Mais, entendant le Porpora qui approchait, elle lui repassa la brosse précipitamment, et prit un air grave pour lui dire en présence du maître :

« Eh bien, petit, dépêchez-vous donc ! »

LXXXIII.

Ce n’était point à l’ambassade de Venise, mais chez l’ambassadeur, c’est-à-dire dans la maison de sa maîtresse, que le Porpora conduisait Consuelo. La Wilhelmine était une belle créature, infatuée de musique, et dont tout le plaisir, dont toute la prétention était de rassembler chez elle, en petit comité, les artistes et les dilettanti qu’elle pouvait y attirer sans compromettre par trop d’apparat la dignité diplomatique de monsignor Corner. À l’apparition de Consuelo, il y eut un moment de surprise, de doute, puis un cri de joie et une effusion de cordialité dès qu’on se fut assuré que c’était bien la Zingarella, la merveille de l’année précédente à San-Samuel. Wilhelmine, qui l’avait vue tout enfant venir chez elle, derrière le Porpora, portant ses cahiers, et le suivant comme un petit chien, s’était beaucoup refroidie à son endroit, en lui voyant ensuite recueillir tant d’applaudissements et d’hommages dans les salons de la noblesse, et tant de couronnes sur la scène. Ce n’est pas que cette belle personne fût méchante, ni quelle daignât être jalouse d’une fille si longtemps réputée laide à faire peur. Mais la Wilhelmine aimait à faire la grande dame, comme toutes celles qui ne le sont pas. Elle avait chanté de grands airs avec le Porpora (qui, la traitant comme un talent d’amateur, lui avait laissé essayer de tout), lorsque la pauvre Consuelo étudiait encore cette fameuse petite feuille de carton où le maître renfermait toute sa méthode de chant, et à laquelle il tenait ses élèves sérieux durant cinq ou six ans. La Wilhelmine ne se figurait donc pas qu’elle pût avoir pour la Zingarella un autre sentiment que celui d’un charitable intérêt. Mais de ce qu’elle lui avait jadis donné quelques bonbons, ou de ce qu’elle lui avait mis entre les mains un livre d’images pour l’empêcher de s’ennuyer dans son antichambre, elle concluait qu’elle avait été une des plus officieuses protectrices de ce jeune talent. Elle avait donc trouvé fort extraordinaire et fort inconvenant que Consuelo, parvenue en un instant au faîte du triomphe, ne se fût pas montrée humble, empressée et remplie de reconnaissance envers elle. Elle avait compté que lorsqu’elle aurait de petites réunions d’hommes choisis, Consuelo ferait gracieusement et gratuitement les frais de la soirée, en chantant pour elle et avec elle aussi souvent et aussi longtemps qu’elle le désirerait, et qu’elle pourrait la présenter à ses amis, en se donnant les gants de l’avoir aidée dans ses débuts et quasi formée à l’intelligence de la musique. Les choses s’étaient passées autrement : le Porpora, qui avait beaucoup plus à cœur d’élever d’emblée son élève Consuelo au rang qui lui convenait dans la hiérarchie de l’art, que de complaire à sa protectrice Wilhelmine, avait ri, dans sa barbe, des prétentions de cette dernière ; et il avait défendu à Consuelo d’accepter les invitations un peu trop familières d’abord, un peu trop impérieuses ensuite, de madame l’ambassadrice de la main gauche. Il avait su trouver mille prétextes pour se dispenser de la lui amener, et la Wilhelmine en avait pris un étrange dépit contre la débutante, jusqu’à dire qu’elle n’était pas assez belle pour avoir jamais des succès incontestés ; que sa voix, agréable dans un salon, à la vérité, manquait de sonorité au théâtre, qu’elle ne tenait pas sur la scène tout ce qu’avait promis son enfance, et autres malices de même genre connues de tout temps et en tous pays.

Mais bientôt la clameur enthousiaste du public avait étouffé ces petites insinuations, et la Wilhelmine, qui se piquait d’être un bon juge, une savante élève du Porpora, et une âme généreuse, n’avait osé poursuivre cette guerre sourde contre la plus brillante élève du Maestro, et contre l’idole du public. Elle avait mêlé sa voix à celle des vrais dilettanti pour exalter Consuelo, et si elle l’avait un peu dénigrée encore pour l’orgueil et l’ambition dont elle avait fait preuve en ne mettant pas sa voix à la disposition de madame l’ambassadrice, c’était bien bas et tout à fait à l’oreille de quelques-uns que madame l’ambassadrice se permettait de l’en blâmer.

Cette fois, lorsqu’elle vit Consuelo venir à elle dans sa petite toilette des anciens jours, et lorsque le Porpora la lui présenta officiellement, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant, vaine et légère comme elle était, la Wilhelmine pardonna tout, et s’attribua un rôle de grandeur généreuse. Embrassant la Zigarella sur les deux joues,

« Elle est ruinée, pensa-t-elle ; elle a fait quelque folie, ou perdu la voix, peut-être ; car on n’a pas entendu parler d’elle depuis longtemps. Elle nous revient à discrétion. Voici le vrai moment de la plaindre, de la protéger, et de mettre ses talents à l’épreuve ou à profit. »