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CONSUELO.

de redevenir artiste, sois assurée de cela. Je connais mieux que toi l’orgueil indomptable des nobles. Or, à moins que tu ne te fasses à cet égard des illusions que je trouverais puériles et insensées, je ne pense pas que tu hésites un instant entre la fortune des grands et celle des enfants de l’art… Qu’en penses-tu ?… Réponds-moi donc ! Par le corps de Bacchus, on dirait que tu ne m’entends pas !

— Je vous entends fort bien, mon maître, et je vois que vous n’avez rien compris à tout ce que je vous ai dit.

— Comment, je n’ai rien compris ! Je ne comprends plus rien, n’est-ce pas ? »

Et les petits yeux noirs du maestro retrouvèrent le feu de la colère. Consuelo, qui connaissait son Porpora sur le bout de son doigt, vit qu’il fallait lui tenir tête, si elle voulait se faire écouter de nouveau.

« Non, vous ne m’avez pas comprise, répliqua-t-elle avec assurance ; car vous me supposez des velléités d’ambition très-différentes de celles que j’ai. Je n’envie pas la fortune des grands, soyez-en persuadé ; et ne me dites jamais, mon maître, que je la fais entrer pour quelque chose dans mes irrésolutions. Je méprise les avantages qu’on n’acquiert pas par son propre mérite ; vous m’avez élevée dans ce principe, et je n’y saurais déroger. Mais il y a bien dans la vie quelque autre chose que l’argent et la vanité, et ce quelque chose est assez précieux pour contre-balancer les enivrements de la gloire et les joies de la vie d’artiste. C’est l’amour d’un homme comme Albert, c’est le bonheur domestique, ce sont les joies de la famille. Le public est un maître capricieux, ingrat et tyrannique. Un noble époux est un ami, un soutien, un autre soi-même. Si j’arrivais à aimer Albert comme il m’aime, je ne penserais plus à la gloire, et probablement je serais plus heureuse.

— Quel sot langage est cela ? s’écria le maestro. Êtes-vous devenue folle ? Donnez-vous dans la sentimentalité allemande ? Bon Dieu ! dans quel mépris de l’art vous êtes tombée, madame la comtesse ! Vous venez de me raconter que votre Albert, comme vous vous permettez de l’appeler, vous faisait plus de peur que d’envie ; que vous vous sentiez mourir de froid et de crainte à ses côtés, et mille autres choses que j’ai très-bien entendues et comprises, ne vous en déplaise ; et maintenant que vous êtes délivrée de ses poursuites, maintenant que vous êtes rendue à la liberté, le seul bien, la seule condition de développement de l’artiste, vous venez me demander s’il ne faut point vous remettre la pierre au cou pour vous jeter au fond du puits qu’habite votre amant visionnaire ? Eh ! allez donc ! faites, si bon vous semble ; je ne me mêle plus de vous, et je n’ai plus rien à vous dire. Je ne perdrai pas mon temps à causer davantage avec une personne qui ne sait ni ce qu’elle dit, ni ce qu’elle veut. Vous n’avez pas le sens commun, et je suis votre serviteur. »

En disant cela, le Porpora se mit à son clavecin et improvisa d’une main ferme et sèche plusieurs modulations savantes pendant lesquelles Consuelo, désespérant de l’amener ce jour-là à examiner le fond de la question, réfléchit au moyen de le remettre au moins de meilleure humeur. Elle y réussit en lui chantant les airs nationaux qu’elle avait appris en Bohême, et dont l’originalité transporta le vieux maître. Puis elle l’amena doucement à lui faire voir les dernières compositions qu’il avait essayées. Elle les lui chanta à livre ouvert avec une si grande perfection, qu’il retrouva tout son enthousiasme, toute sa tendresse pour elle. L’infortuné, n’ayant plus d’élève habile auprès de lui, et se méfiant de tout ce qui l’approchait, ne goûtait plus le plaisir de voir ses pensées rendues par une belle voix et comprises par une belle âme. Il fut si touché de s’entendre exprimé selon son cœur, par sa grande et toujours docile Porporina, qu’il versa des larmes de joie et la pressa sur son sein en s’écriant :

« Ah ! tu es la première cantatrice du monde ! Ta voix a doublé de volume et d’étendue, et tu as fait autant de progrès que si je t’avais donné des leçons tous les jours depuis un an. Encore, encore, ma fille ; redis-moi ce thème. Tu me donnes le premier instant de bonheur que j’aie goûté depuis bien des mois ! »

Ils dînèrent ensemble, bien maigrement, à une petite table, près de la fenêtre. Le Porpora était mal logé ; sa chambre, triste, sombre et toujours en désordre, donnait sur un angle de rue étroite et déserte. Consuelo, le voyant bien disposé, se hasarda à lui parler de Joseph Haydn. La seule chose qu’elle lui eût cachée, c’était son long voyage pédestre avec ce jeune homme, et les incidents bizarres qui avaient établi entre eux une si douce et si loyale intimité. Elle savait que son maître prendrait en grippe, selon sa coutume, tout aspirant à ses leçons dont on commencerait par lui faire l’éloge. Elle raconta donc d’un air d’indifférence qu’elle avait rencontré, dans une voiture aux approches de Vienne, un pauvre petit diable qui lui avait parlé de l’école du Porpora avec tant de respect et d’enthousiasme, qu’elle lui avait presque promis d’intercéder en sa faveur auprès du Porpora lui-même.

« Eh ! quel est-il ? ce jeune homme, demanda le maestro ; à quoi se destine-t-il ? À être artiste, sans doute, puisqu’il est pauvre diable ! Oh ! je le remercie de sa clientèle. Je ne veux plus enseigner le chant qu’à des fils de famille. Ceux-là paient, n’apprennent rien, et sont fiers de nos leçons, parce qu’ils se figurent savoir quelque chose en sortant de nos mains. Mais les artistes ! tous lâches, tous ingrats, tous traîtres et menteurs. Qu’on ne m’en parle pas. Je ne veux jamais en voir un franchir le seuil de cette chambre. Si cela arrivait, vois-tu, je le jetterais par la fenêtre à l’instant même. »

Consuelo essaya de le dissuader de ces préventions ; mais elle les trouva si obstinées, qu’elle y renonça, et, se penchant un peu à la fenêtre, dans un moment où son maître avait le dos tourné, elle fit avec ses doigts un premier signe, et puis un second. Joseph, qui rôdait dans la rue en attendant ce signal convenu, comprit que le premier mouvement des doigts lui disait de renoncer à tout espoir d’être admis comme élève auprès du Porpora ; le second l’avertissait de ne pas paraître avant une demi-heure.

Consuelo parla d’autre chose, pour faire oublier au Porpora ce qu’elle venait de lui dire ; et, la demi-heure écoulée, Joseph frappa à la porte. Consuelo alla lui ouvrir, feignit de ne pas le connaître, et revint annoncer au maestro que c’était un domestique qui se présentait pour entrer à son service.

« Voyons ta figure ! cria le Porpora au jeune homme tremblant ; approche ! Qui t’a dit que j’eusse besoin d’un domestique ? Je n’en ai aucun besoin.

— Si vous n’avez pas besoin de domestique, répondit Joseph éperdu, mais faisant bonne contenance comme Consuelo le lui avait recommandé, c’est bien malheureux pour moi, Monsieur ; car j’ai bien besoin de trouver un maître.

— On dirait qu’il n’y a que moi qui puisse te faire gagner ta vie ! répliqua le Porpora. Tiens, regarde mon appartement et mon mobilier ; crois-tu que j’aie besoin d’un laquais pour arranger tout cela ?

— Eh ! vraiment oui, Monsieur, vous en auriez besoin, reprit Haydn en affectant une confiante simplicité ; car tout cela est fort mal en ordre. »

En parlant ainsi, il se mit tout de suite à la besogne, et commença à ranger la chambre avec une symétrie et un sang-froid apparent qui donnèrent envie de rire au Porpora. Joseph jouait le tout pour le tout ; car si son zèle n’eût diverti le maître, il eût fort risqué d’être payé à coups de canne.

« Voilà un drôle de corps, qui veut me servir malgré moi, dit le Porpora en le regardant faire. Je te dis, idiot, que je n’ai pas le moyen de payer un domestique. Continueras-tu à faire l’empressé ?

— Qu’à cela ne tienne, Monsieur ! Pourvu que vous me donniez vos vieux habits, et un morceau de pain tous les jours, je m’en contenterai. Je suis si misérable, que je me trouverai fort heureux de ne pas mendier mon pain.

— Mais pourquoi n’entres-tu pas dans une maison riche ?

— Impossible, Monsieur ; on me trouve trop petit et