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CONSUELO.

et elle nous a dit qu’il lui avait remis une lettre. Nous l’avons cru, nous, bonnes gens ! qui est-ce qui ne l’eût pas cru ?

— Cest un mensonge abominable ! c’est un tour de bohémienne ! s’écria le chanoine, et vous êtes les compères de cette sorcière-là. Allons, allons, emportez-moi le marmot, rendez-le à sa mère, gardez-le, arrangez-vous comme il vous plaira, je m’en lave les mains. Si c’est de l’argent que vous voulez me tirer, je consens à vous en donner. Je ne refuse jamais l’aumône, même aux intrigants et aux escrocs, c’est la seule manière de s’en débarrasser ; mais prendre un enfant dans ma maison, merci de moi ! allez tous au diable !

— Ah ! pour ce qui est de cela, repartit la vieille femme d’un ton fort décidé, je ne le ferai point, n’en déplaise à Votre Révérence. Je n’ai pas consenti à me charger de l’enfant pour mon compte. Je sais comment finissent toutes ces histoires-là. On vous donne pour commencer un peu d’or qui brille, on vous promet monts et merveilles ; et puis vous n’entendez plus parler de rien ; l’enfant vous reste. Ça n’est jamais fort, ces enfants-là ; c’est fainéant et orgueilleux de nature. On ne sait qu’en faire. Si ce sont des garçons, ça tourne au brigandage ; si ce sont des filles, ça tourne encore plus mal ! Ah, par ma foi, non ! ni moi, ni mon vieux, ne voulons de l’enfant. On nous a dit que Votre Révérence le demandait ; nous l’avons cru, le voilà. Voilà l’argent, et nous sommes quittes. Quant à être compères, nous ne connaissons pas ces tours-là, et, j’en demande pardon à Votre Révérence ; elle veut rire quand elle nous accuse de lui en imposer. Je suis bien la servante de Votre Révérence, et je m’en retourne à la maison. Nous avons des pèlerins qui s’en reviennent du vœu et qui ont pardieu grand soif !

La vieille salua à plusieurs reprises en s’en allant ; puis revenant sur ses pas :

« J’allais oublier, dit-elle ; l’enfant doit s’appeler Angèle, en italien. Ah ! par ma foi, je ne me souviens plus comment elles m’ont dit cela.

— Angiolma, Anzoleta ? dit Consuelo.

— C’est cela, précisément, dit la vieille ; et, saluant encore le chanoine, elle se retira tranquillement.

— Eh bien, comment trouvez-vous le tour ! dit le chanoine stupéfait en se retournant vers ses hôtes.

— Je le trouve digne de celle qui l’a imaginé, répondit Consuelo en ôtant de la corbeille l’enfant qui commençait à s’impatienter, et en lui faisant avaler doucement quelques cuillerées d’un reste de lait du déjeuner qui était encore chaud, dans la tasse japonaise du chanoine.

— Cette Corilla est donc un démon ? reprit le chanoine ; vous la connaissiez ?

— Seulement de réputation ; mais maintenant je la connais parfaitement, et vous aussi, monsieur le chanoine.

— Et c’est une connaissance dont je me serais fort bien passé ? Mais qu’allons-nous faire de ce pauvre abandonné ? ajouta-t-il en jetant un regard de pitié sur l’enfant.

— Je vais le porter, répondit Consuelo, à votre jardinière, à qui j’ai vu allaiter hier un beau garçon de cinq à six mois.

— Allez donc ! dit le chanoine, ou plutôt sonnez pour qu’elle vienne ici le recevoir. Elle nous indiquera une nourrice dans quelque ferme voisine… pas trop voisine pourtant ; car Dieu sait le tort que peut faire à un homme d’église la moindre marque d’un intérêt marqué pour un enfant tombé ainsi des nues dans sa maison.

— À votre place, monsieur le chanoine, je me mettrais au-dessus de ces misères-là. Je ne voudrais ni prévoir, ni apprendre les suppositions absurdes de la calomnie. Je vivrais au milieu des sots propos comme s’ils n’existaient pas, j’agirais toujours comme s’ils étaient impossibles. À quoi servirait donc une vie de sagesse et de dignité, si elle n’assurait pas le calme de la conscience et la liberté des bonnes actions ? Voyez, cet enfant vous est confié, mon révérend. S’il est mal soigné loin de vos yeux, s’il languit, s’il meurt, vous vous le reprocherez éternellement !

— Que dis-tu là, que cet enfant m’est confié ? en ai-je accepté le dépôt ? et le caprice ou la fourberie d’autrui nous imposent-ils de pareils devoirs ? Tu t’exaltes, mon enfant, et tu déraisonnes.

— Non, mon cher monsieur le chanoine, reprit Consuelo en s’animant de plus en plus ; je ne déraisonne pas. La méchante mère qui abandonne ici son enfant n’a aucun droit et ne peut rien vous imposer. Mais celui qui a droit de vous commander, celui qui dispose des destinées de l’enfant naissant, celui envers qui vous serez éternellement responsable, c’est Dieu. Oui, c’est Dieu qui a eu des vues particulières de miséricorde sur cette innocente petite créature en inspirant à sa mère la pensée hardie de vous le confier. C’est lui qui, par un bizarre concours de circonstances, le fait entrer dans votre maison malgré vous, et le pousse dans vos bras en dépit de toute votre prudence. Ah ! monsieur le chanoine, rappelez-vous l’exemple de saint Vincent de Paul, qui allait ramassant sur les marches des maisons les pauvres orphelins abandonnés, et ne rejetez pas celui que la Providence apporte dans votre sein. Je crois bien que si vous le faisiez, cela vous porterait malheur ; et le monde, qui a une sorte d’instinct de justice dans sa méchanceté même, dirait, avec une apparence de vérité, que vous avez eu des raisons pour l’éloigner de vous. Au lieu que si vous le gardez, on ne vous en supposera pas d’autres que les véritables : votre miséricorde et votre charité.

— Tu ne sais pas, dit le chanoine ébranlé et incertain, ce que c’est que le monde ! Tu es un enfant sauvage de droiture et de vertu. Tu ne sais pas surtout ce que c’est que le clergé, et Brigide, la méchante Brigide, savait bien ce qu’elle disait hier en prétendant que certaines gens étaient jaloux de ma position, et travaillaient à me la faire perdre. Je tiens mes bénéfices de la protection de feu l’empereur Charles, qui a bien voulu me servir de patron pour me les faire obtenir. L’impératrice Marie-Thérèse m’a protégé aussi pour me faire passer jubilaire avant l’âge. Eh bien, ce que nous croyons tenir de l’Église ne nous est jamais assuré absolument. Au-dessus de nous, au-dessus des souverains qui nous favorisent, nous avons toujours un maître, c’est l’Église. Comme elle nous déclare capables quand il lui plaît, alors même que nous ne le sommes pas, elle nous déclare incapables quand il lui convient, alors même que nous lui avons rendu les plus grands services. L’ordinaire, c’est-à-dire l’évêque diocésain, et son conseil, si on les indispose et si on les irrite contre nous, peuvent nous accuser, nous traduire à leur barre, nous juger et nous dépouiller, sous prétexte d’inconduite, d’irrégularité de mœurs ou d’exemples scandaleux ; afin de reporter sur de nouvelles créatures les dons qu’ils s’étaient laissé arracher pour nous. Le ciel m’est témoin que ma vie est aussi pure que celle de cet enfant qui est né hier. Eh bien, sans une extrême prudence dans toutes mes relations, ma vertu n’eût pas suffi à me défendre des mauvaises interprétations. Je ne suis pas très-courtisan envers les prélats ; mon indolence, et un peu l’orgueil de ma naissance peut-être, m’en ont toujours empéché. J’ai des envieux dans le chapitre…

— Mais vous avez pour vous Marie-Thérèse, qui est une grande âme, une noble femme et une tendre mère, reprit Consuelo. Si elle était là pour vous juger, et que vous vinssiez à lui dire avec l’accent de la vérité, que la vérité seule peut avoir : « Reine, j’ai balancé un instant entre la crainte de donner des armes à mes ennemis et le besoin de pratiquer la première vertu de mon état, la charité ; j’ai vu d’un côté des calomnies, des intrigues auxquelles je pouvais succomber, de l’autre un pauvre être abandonné du ciel et des hommes, qui n’avait de refuge que dans ma pitié, et d’avenir que dans ma sollicitude ; et j’ai choisi de risquer ma réputation, mon repos et ma fortune, pour faire les œuvres de la foi et de la miséricorde. » Ah ! je n’en doute pas, si vous disiez cela à Marie-Thérèse, Marie-Thérèse, qui peut tout, au lieu d’un prieuré, vous donnerait un palais, et au lieu d’un canonicat un évêché. N’a-t-elle pas comblé d’honneurs et de richesses l’abbé Metastasio pour avoir fait des rimes ?