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CONSUELO.

ce pauvre chanoine ; et puisque la Corilla n’est pas morte, puisque, comme on dit, la mère et l’enfant se portent bien, puisque notre chanoine y a contribué autant qu’il l’a pu, sans compromettre la possession de son cher bénéfice, je veux le remercier. D’ailleurs, j’ai mes raisons pour rester au prieuré jusqu’au départ de la Corilla. Je te les dirai demain. »

La Brigide était allée visiter une ferme voisine, et Consuelo, qui s’attendait à affronter ce cerbère, eut le plaisir d’être reçue par le doucereux et prévenant André.

« Eh ! arrivez donc, mes petits amis, s’écria-t-il en leur ouvrant la marche vers les appartements du maître ; M. le chanoine est d’une mélancolie affreuse. Il n’a presque rien mangé à son déjeuner, et il a interrompu trois fois sa sieste. Il a eu deux grands chagrins aujourd’hui ; il a perdu son plus beau volkameria et l’espérance d’entendre de la musique. Heureusement vous voilà de retour, et une de ses peines sera adoucie.

— Se moque-t-il de son maître ou de nous ? dit Consuelo à Joseph.

— L’un et l’autre, répondit Haydn. Pourvu que le chanoine ne nous boude pas, nous allons nous amuser. »

Loin de bouder, le chanoine les reçut à bras ouverts, les força de déjeuner, et ensuite se mit au piano avec eux. Consuelo lui fit comprendre et admirer les préludes admirables du grand Bach, et, pour achever de le mettre de bonne humeur, elle lui chanta les plus beaux airs de son répertoire, sans chercher à déguiser sa voix, et sans trop s’inquiéter de lui laisser deviner son sexe et son âge. Le chanoine était déterminé à ne rien deviner et à jouir avec délices de ce qu’il entendait. Il était véritablement amateur passionné de musique, et ses transports eurent une sincérité et une effusion dont Consuelo ne put se défendre d’être touchée.

« Ah ! cher enfant, noble enfant, heureux enfant, s’écriait le bonhomme les larmes aux yeux, tu fais de ce jour le plus beau de ma vie. Mais que deviendrai-je désormais ? Non, je ne pourrai supporter la perte d’une telle jouissance, et l’ennui me consumera ; je ne pourrai plus faire de musique ; j’aurai l’âme remplie d’un idéal que tout me fera regretter ! Je n’aimerai plus rien, pas même mes fleurs…

— Et vous aurez grand tort, monsieur le chanoine, répondit Consuelo ; car vos fleurs chantent mieux que moi.

— Que dis-tu ? mes fleurs chantent ? Je ne les ai jamais entendues.

— C’est que vous ne les avez jamais écoutées. Moi, je les ai entendues ce matin, j’ai surpris leurs mystères, et j’ai compris leur mélodie.

— Tu es un étrange enfant, un enfant de génie ! s’écria le chanoine en caressant la tête brune de Consuelo avec une chasteté paternelle ; tu portes la livrée de la misère, et tu devrais être porté en triomphe. Mais qui es-tu, dis-moi, où as-tu appris ce que tu sais ?

— Le hasard, la nature, monsieur le chanoine !

— Ah ! tu me trompes, dit malignement le chanoine, qui avait toujours le mot pour rire ; tu es quelque fils de Caffarelli ou de Farinello ! Mais, écoutez, mes enfants, ajouta-t-il d’un air sérieux et animé : je ne veux plus que vous me quittiez. Je me charge de vous ; restez avec moi. J’ai de la fortune, je vous en donnerai. Je serai pour vous ce que Gravina a été pour Metastasio. Ce sera mon bonheur, ma gloire. Attachez-vous à moi ; il ne s’agira que d’entrer dans les ordres mineurs. Je vous ferai avoir quelques jolis bénéfices, et après ma mort vous trouverez quelques bonnes petites économies que je ne prétends pas laisser à cette harpie de Brigide. »

Comme le chanoine disait cela, Brigide entra brusquement et entendit ses dernières paroles.

« Et moi, s’écria-t-elle d’une voix glapissante et avec des larmes de rage, je ne prétends pas vous servir davantage. C’est assez longtemps sacrifier ma jeunesse et ma réputation à un maître ingrat.

— Ta réputation ? ta jeunesse ? interrompit moqueusement le chanoine sans se déconcerter. Eh ! tu te flattes, ma pauvre vieille ; ce qu’il le plaît d’appeler l’une protège l’autre.

— Oui, oui, raillez, répliqua-t-elle ; mais préparez-vous à ne plus me revoir. Je quitte de ce pas une maison où je ne puis établir aucun ordre et aucune décence. Je voulais vous empêcher de faire des folies, de gaspiller votre bien, de dégrader votre rang ; mais je vois que c’était en vain. Votre caractère faible et votre mauvaise étoile vous poussent à votre perte, et les premiers saltimbanques qui vous tombent sous la main vous tournent si bien la tête, que vous êtes tout prêt à vous laisser dévaliser par eux. Allons, allons, il y a longtemps que le chanoine Herbert me demande à son service et m’offre de plus beaux avantages que ceux que vous me faites. Je suis lasse de tout ce que je vois ici. Faites-moi mon compte. Je ne passerai pas la nuit sous votre toit.

— En sommes-nous là ? dit le chanoine avec calme. Eh bien, Brigide, tu me fais grand plaisir, et puisses-tu ne pas te raviser. Je n’ai jamais chassé personne, et je crois que j’aurais le diable à mon service que je ne le mettrais pas dehors, tant je suis débonnaire ; mais si le diable me quittait, je lui souhaiterais un bon voyage et chanterais un Magnificat à son départ. Va faire ton paquet, Brigide ; et quant à tes comptes, fais-les toi-même, mon enfant. Tout ce que tu voudras, tout ce que je possède, si tu veux, pourvu que tu t’en ailles bien vite.

— Eh ! monsieur le chanoine, dit Haydn tout ému de cette scène domestique, vous regretterez une vieille servante qui vous paraît fort attachée…

— Elle est attachée à mon bénéfice, répondit le chanoine, et moi, je ne regretterai que son café.

— Vous vous habituerez à vous passer de bon café, monsieur le chanoine, dit l’austère Consuelo avec fermeté, et vous ferez bien. Tais-toi, Joseph, et ne parle pas pour elle. Je veux le dire devant elle, moi, parce que c’est la vérité. Elle est méchante et elle est nuisible à son maître. Il est bon, lui ; la nature l’a fait noble et généreux. Mais cette fille le rend égoïste. Elle refoule les bons mouvements de son âme ; et s’il la garde, il deviendra dur et inhumain comme elle. Pardonnez-moi, monsieur le chanoine, si je vous parle ainsi. Vous m’avez fait tant chanter, et vous m’avez tant poussé à l’exaltation en manifestant la vôtre, que je suis peut-être un peu hors de moi. Si j’éprouve une sorte d’ivresse, c’est votre faute ; mais soyez sûr que la vérité parle dans ces ivresses-là, parce qu’elles sont nobles et développent en nous ce que nous avons de meilleur. Elles nous mettent le cœur sur les lèvres, et c’est mon cœur qui vous parle en ce moment. Quand je serai calme, je serai plus respectueux et non plus sincère. Croyez-moi, je ne veux pas de votre fortune, je n’en ai aucune envie, aucun besoin. Quand je voudrai, j’en aurai plus que vous, et la vie d’artiste est vouée à tant de hasards, que vous me survivrez peut-être. Ce sera peut-être à moi de vous inscrire sur mon testament, en reconnaissance de ce que vous avez voulu faire le vôtre en ma faveur. Demain nous partons pour ne vous revoir peut-être jamais ; mais nous partirons le cœur plein de joie, de respect, d’estime et de reconnaissance pour vous si vous renvoyez madame Brigide à qui je demande bien pardon de ma façon de penser. »

Consuelo parlait avec tant de feu, et la franchise de son caractère se peignait si vivement dans tous ses traits, que le chanoine en fut frappé comme d’un éclair.

« Va-t’en, Brigide, dit-il à sa gouvernante d’un air digne et ferme. La vérité parle par la bouche des enfants, et cet enfant-là a quelque chose de grand dans l’esprit. Va-t’en, car tu m’as fait faire ce matin une mauvaise action, et tu m’en ferais faire d’autres, parce que je suis faible et parfois craintif. Va-t’en, parce que tu me rends malheureux, et que cela ne peut pas te faire faire ton salut ; va-t’en, ajouta-t-il en souriant, parce que tu commences à brûler trop ton café et à tourner toutes les crèmes où tu mets le nez. »

Ce dernier reproche fut plus sensible à Brigide que tous les autres, et son orgueil, blessé à l’endroit le plus irritable, lui ferma la bouche complètement. Elle se redressa, jeta sur le chanoine un regard de pitié, presque de mépris, et sortit d’un air théâtral. Deux heures après, cette reine dépossédée quittait le prieuré, après