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CONSUELO.

pouvait percer les volets de plein chêne garnis de cuir et rembourrés de crin. Les valets, occupés dans le préau situé derrière ce bâtiment, n’entendaient pas les cris ; il n’y avait pas de chiens dans le prieuré. Le chanoine n’aimait pas ces gardiens importuns qui, sous prétexte d’écarter les voleurs, troublent le repos de leurs maîtres. Consuelo essaya de pénétrer dans l’habitation pour signaler l’approche de vovageurs en détresse ; mais tout était si bien fermé qu’elle y renonça, et, suivant son impulsion, elle courut à la grille d’où partait le bruit.

Une voiture de voyage, tout encombrée de paquets et toute blanchie par la poussière d’une longue route, était arrêtée devant l’allée principale du jardin. Les postillons étaient descendus de cheval et tâchaient d’ébranler cette porte inhospitalière tandis que des gémissements et des plaintes sortaient de la voiture.

« Ouvrez, cria-t-on à Consuelo, si vous êtes des chrétiens ! Il y a là une dame qui se meurt.

— Ouvrez ! s’écria en se penchant à la portière une femme dont les traits étaient inconnus à Consuelo, mais dont l’accent vénitien la frappa vivement. Madame va mourir, si on ne lui donne l’hospitalité au plus vite. Ouvrez donc, si vous êtes des hommes ! »

Consuelo, sans songer aux résultats de son premier mouvement, s’efforça d’ouvrir la grille ; mais elle était fermée d’un énorme cadenas dont la clef était vraisemblablement dans la poche de dame Brigide. La sonnette était également arrêtée par un ressort à secret. Dans ce pays tranquille et honnête, de telles précautions n’avaient pas été prises contre les malfaiteurs, mais bien contre le bruit et le dérangement des visites trop tardives ou trop matinales. Il fut impossible à Consuelo de satisfaire au vœu de son cœur, et elle supporta douloureusement les injures de la femme de chambre qui, en parlant vénitien à sa maîtresse, s’écriait avec impatience :

« L’imbécile ! le petit maladroit qui ne sait pas ouvrir une porte ! »

Les postillons allemands, plus patients et plus calmes, s’efforçaient d’aider Consuelo, mais sans plus de succès, lorsque la dame malade, s’avançant à son tour à la portière, cria d’une voix forte en mauvais allemand :

« Hé, par le sang du diable ! allez donc chercher quelqu’un pour ouvrir, misérable petit animal que vous êtes ! »

Cette apostrophe énergique rassura Consuelo sur le trépas imminent de la dame. « Si elle est près de mourir, pensa-t-elle, c’est au moins de mort violente. » et, adressant la parole en vénitien à cette voyageuse dont l’accent n’était pas plus problématique que celui de sa suivante :

« Je n’appartiens pas à cette maison, lui dit-elle, j’y ai reçu l’hospitalité cette nuit ; je vais tâcher d’éveiller les maîtres, ce qui ne sera ni prompt ni facile. Êtes-vous dans un tel danger, Madame, que vous ne puissiez attendre un peu ici sans vous désespérer ?

— J’accouche, imbécile ! cria la voyageuse ; je n’ai pas le temps d’attendre : cours, crie, casse tout, amène du monde, et fais-moi entrer ici, tu seras bien payé de ta peine… »

Elle se remit à jeter les hauts cris, et Consuelo sentit trembler ses genoux ; cette figure, cette voix ne lui étaient pas inconnues…

« Le nom de votre maîtresse ! cria-t-elle à la femme de chambre.

— Eh ! qu’est-ce que cela te fait ? Cours donc, malheureux ! dit la soubrette toute bouleversée. Ah ! si tu perds du temps, tu n’auras rien de nous !

— Eh ! je ne veux rien de vous non plus, répondit Consuelo avec feu ; mais je veux savoir qui vous êtes. Si votre maîtresse est musicienne, vous serez reçus ici d’emblée, et, si je ne me trompe pas, elle est une chanteuse célèbre.

— Va, mon petit, dit la dame en mal d’enfant, qui, dans l’intervalle entre chaque douleur aigue, retrouvait beaucoup de sang-froid et d’énergie, tu ne te trompes pas ; va dire aux habitants de cette maison que la fameuse Corilla est prête à mourir, si quelque âme de chrétien ou d’artiste ne prend pitié de sa position. Je paierai… dis que je paierai largement. Hélas ! Sofia, dit-elle à sa suivante, fais-moi mettre par terre, je souffrirai moins étendue sur le chemin que dans cette infernale voiture ! »

Consuelo courait déjà vers le prieuré, résolue de faire un bruit épouvantable et de parvenir à tout prix jusqu’au chanoine. Elle ne songeait déjà plus à s’étonner et à s’émouvoir de l’étrange hasard qui amenait en ce lieu sa rivale, la cause de tous ses malheurs ; elle n’était occupée que du désir de lui porter secours. Elle n’eut pas la peine de frapper, elle trouva Brigide qui, attirée enfin par les cris, sortait de la maison, escortée du jardinier et du valet de chambre.

« Belle histoire ! répondit-elle avec dureté, lorsque Consuelo lui eut exposé le fait. N’y allez pas, André, ne bougez pas d’ici, maître jardinier ! Ne voyez-vous pas que c’est un coup monté par ces bandits pour nous dévaliser et nous assassiner ? Je m’attendais à cela ! une alerte, une feinte ! une bande de scélérats rôdant autour de la maison, tandis que ceux à qui nous avons donné asile tâcheraient de les faire entrer sous un honnête prétexte. Aller chercher vos fusils, Messieurs, et soyez prêts à assommer cette prétendue dame en mal d’enfant qui porte des moustaches et des pantalons. Ah bien, oui ! une femme en couche ! Quand cela serait, prend-elle notre maison pour un hôpital ? Nous n’avons pas de sage-femme ici, je n’entends rien à un pareil office, et monsieur le chanoine n’aime pas les vagissements. Comment une dame se serait-elle mise en route étant sur son terme ? Et si elle l’a fait, à qui la faute ? pouvons-nous l’empêcher de souffrir ? qu’elle accouche dans sa voiture, elle y sera tout aussi bien que chez nous, où nous n’avons rien de disposé pour une pareille aubaine. »

Ce discours, commencé pour Consuelo, et grommelé tout le long de l’allée, fut achevé à la grille pour la femme de chambre de Corilla. Tandis que les voyageuses, après avoir parlementé en vain, échangeaient des reproches, des invectives, et même des injures avec l’intraitable gouvernante, Consuelo, espérant dans la bonté et dans le dilettantisme du chanoine, avait pénétré dans la maison. Elle chercha en vain la chambre du maître ; elle ne fit que s’égarer dans cette vaste habitation dont elle ne connaissait pas les détours. Enfin elle rencontra Haydn qui la cherchait, et qui lui dit avoir vu le chanoine entrer dans son orangerie. Ils s’y rendirent ensemble, et virent le digne personnage venir à leur rencontre, sous un berceau de jasmin, avec un visage frais et riant comme la belle matinée d’automne qu’il faisait ce jour-là. En regardant cet homme affable marcher dans sa bonne douillette ouatée, sur des sentiers où son pied délicat ne risquait pas de trouver un caillou dans le sable fin et fraîchement passé au râteau, Consuelo ne douta pas qu’un être si heureux, si serein dans sa conscience et si satisfait dans tous ses vœux, ne fût charmé de faire une bonne action. Elle commençait à lui exposer la requête de la pauvre Corilla, lorsque Brigide, apparaissant tout à coup, lui coupa la parole et parla en ces termes :

« Il y a là-bas à votre porte une vagabonde, une chanteuse de théâtre, qui se dit fameuse, et qui a l’air et le ton d’une dévergondée. Elle se dit en mal d’enfant, crie et jure comme trente démons ; elle prétend accoucher chez vous ; voyez si cela vous convient ! »

Le chanoine fit un geste de dégoût et de refus.

« Monsieur le chanoine, dit Consuelo, quelle que soit cette femme, elle souffre, sa vie est peut-être en danger ainsi que celle d’une innocente créature que Dieu appelle en ce monde, et que la religion vous commande peut-être d’y recevoir chrétiennement et paternellement. Vous n’abandonnerez pas cette malheureuse, vous ne la laisserez pas gémir et agoniser à votre porte.

— Est-elle mariée ? demanda froidement le chanoine après un instant de réflexion.

— Je l’ignore ; il est possible qu’elle le soit. Mais qu’importe ? Dieu lui accorde le bonheur d’être mère : lui seul a le droit de la juger…

— Elle a dit son nom, monsieur le chanoine, reprit la Brigide avec force ; et vous la connaissez, vous qui fré-