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CONSUELO.

LXXVI.

Le temps était calme et serein, la pleine lune brillait dans l’éther céleste, et neuf heures du soir sonnaient d’un timbre clair et grave à l’horloge d’un antique prieuré, lorsque Joseph et Consuelo, ayant cherché en vain une sonnette à la grille de l’enclos, firent le tour de cette habitation silencieuse dans l’espoir de s’y faire entendre de quelque hôte hospitalier. Mais ce fut en vain : toutes les portes étaient fermées, pas un chien n’aboyait, on n’apercevait pas la moindre lumière aux fenêtres du morne édifice.

« C’est ici le palais du Silence, dit Haydn en riant ; et si cette horloge n’eût répété deux fois avec sa voix lente et solennelle les quatre quarts en ut et en si et les neuf coups de l’heure en sol au dessous, je croirais ce lieu abandonné aux chouettes ou aux revenants. »

Le pays aux environs était fort désert, Consuelo se sentait fatiguée, et d’ailleurs ce prieuré mystérieux avait un attrait pour son imagination poétique.

« Quand nous devrions dormir dans quelque chapelle, dit-elle à Beppo, je veux passer la nuit ici. Essayons à tout prix d’y pénétrer, fût-ce par-dessus le mur, qui n’est pas bien difficile à escalader.

— Allons ! dit Joseph, je vais vous faire la courte échelle, et quand vous serez en haut, je passerai vite de l’autre côté pour vous servir de marchepied en descendant. »

Aussitôt fait que dit. Le mur était très-bas. Deux minutes après, nos jeunes profanes se promenaient avec une tranquillité audacieuse dans l’enceinte sacrée. C’était un beau jardin potager entretenu avec un soin minutieux. Les arbres fruitiers, disposés en éventails, ouvraient à tout venant leurs longs bras chargés de pommes vermeilles et de poires dorées. Les berceaux de vigne arrondis coquettement en arceaux, portaient, comme autant de girandoles, d’énormes grappes de raisin succulent. Les vastes carrés de légumes avaient aussi leur beauté. Des asperges à la tige élégante et à la chevelure soyeuse, toute brillante de la rosée du soir, ressemblaient à des forêts de sapins lilliputiens, couverts d’une gaze d’argent ; les pois s’élançaient en guirlandes légères sur leurs rames et formaient de longs berceaux, étroites et mystérieuses ruelles où babillaient à voix basse de petites fauvettes encore mal endormies. Les giraumons, orgueilleux léviathans de cette mer verdoyante, étalaient pesamment leurs gros ventres orangés sur leurs larges et sombres feuillages. Les jeunes artichauts, comme autant de petites têtes couronnées, se dressaient autour du principal individu, centre de la tige royale ; les melons se tenaient sous leurs cloches, comme de lourds mandarins chinois sous leurs palanquins, et de chacun de ces dômes de cristal le reflet de la lune faisait jaillir un gros diamant bleu, contre lequel les phalènes étourdies allaient se frapper la tête en bourdonnant.

Une haie de rosiers formait la ligne de démarcation entre ce potager et le parterre, qui touchait aux bâtiments et les entourait d’une ceinture de fleurs. Ce jardin réservé était comme une sorte d’élysée. De magnifiques arbustes d’agrément y ombrageaient les plantes rares à la senteur exquise. Le sable y était aussi doux aux pieds qu’un tapis ; on eût dit que les gazons étaient peignés brin à brin, tant ils étaient lisses et unis. Les fleurs étaient si serrées qu’on ne voyait pas la terre, et que chaque plate-bande arrondie ressemblait à une immense corbeille.

Singulière influence des objets extérieurs sur la disposition de l’esprit et du corps ! Consuelo n’eut pas plus tôt respiré cet air suave et regardé ce sanctuaire d’un bien-être nonchalant, qu’elle se sentit reposée comme si elle eût déjà dormi du sommeil des moines.

« Voilà qui est merveilleux ! dit-elle à Beppo ; je vois ce jardin, et il ne me souvient déjà plus des pierres du chemin et de mes pieds malades. Il me semble que je me délasse par les yeux. J’ai toujours eu horreur des jardins bien tenus, bien gardés, et de tous les endroits clos de murailles ; et pourtant celui-ci, après tant de journées de poussière, après tant de pas sur la terre sèche et meurtrie, m’apparaît comme un paradis. Je mourais de soif tout à l’heure, et maintenant, rien que de voir ces plantes heureuses qui s’ouvrent à la rosée du soir, il me semble que je bois avec elles, et que je suis désaltérée déjà. Regarde, Joseph ; y a-t-il quelque chose de plus charmant que des fleurs épanouies au clair de la lune ? Regarde, te dis-je, et ne ris pas, ce paquet de grosses étoiles blanches, là, au beau milieu du gazon. Je ne sais comment on les appelle ; des belles de nuit, je crois ? Oh ! elles sont bien nommées ! Elles sont belles et pures comme les étoiles du ciel. Elles se penchent et se relèvent toutes ensemble au souffle de la brise légère, et elles ont l’air de rire et de folâtrer comme une troupe de petites filles vêtues de blanc. Elles me rappellent mes compagnes, de la scuola, lorsque le dimanche, elles couraient toutes habillées en novices le long des grands murs de l’église. Et puis les voilà qui s’arrêtent dans l’air immobile, et qui regardent toutes du côté de la lune. On dirait maintenant qu’elles la contemplent et qu’elles l’admirent. La lune aussi semble les regarder, les couver et planer sur elles comme un grand oiseau de nuit. Crois-tu donc, Beppo, que ces êtres-là soient insensibles ? Moi, je m’imagine qu’une belle fleur ne végète pas stupidement sans éprouver des sensations délicieuses. Passe pour ces pauvres petits chardons que nous voyons le long des fossés, et qui se traînent là poudreux, malades, broutés par tous les troupeaux qui passent ! Ils ont l’air de pauvres mendiants soupirant après une goutte d’eau qui ne leur arrive pas ; la terre gercée et altérée la boit avidement sans en faire part à leurs racines. Mais ces fleurs de jardin dont on prend si grand soin, elles sont heureuses et fières comme des reines. Elles passent leur temps à se balancer coquettement sur leurs tiges, et quand vient la lune, leur bonne amie, elles sont là toutes béantes, plongées dans un demi-sommeil, et visitées par de doux rêves. Elles se demandent peut-être s’il y a des fleurs dans la lune, comme nous autres nous nous demandons s’il s’y trouve des êtres humains. Allons, Joseph, tu te moques de moi, et pourtant le bien-être que j’éprouve en regardant ces étoiles blanches n’est point une illusion, il y a dans l’air épuré et rafraîchi par elles quelque chose de souverain, et je sens une espèce de rapport entre ma vie et celle de tout ce qui vit autour de moi.

— Comment pourrais-je me moquer ! répondit Joseph en soupirant. Je sens à l’instant même vos impressions passer en moi, et vos moindres paroles résonner dans mon âme comme le son sur les cordes d’un instrument. Mais voyez cette habitation, Consuelo, et expliquez-moi la tristesse douce, mais profonde, qu’elle m’inspire. »

Consuelo regarda le prieuré : c’était un petit édifice du douzième siècle, jadis fortifié de créneaux que remplaçaient désormais des toits aigus en ardoise grisâtre. Les tourelles, couronnées de leurs mâchicoulis serrés, qu’on avait laissés subsister comme ornement, ressemblaient à de grosses corbeilles. De grandes masses de lierres coupaient gracieusement la monotonie des murailles, et sur les parties nues de la façade éclairée par la lune, le souffle de la nuit faisait trembler l’ombre grêle et incertaine des jeunes peupliers. De grands festons de vignes et de jasmin encadraient les portes, et allaient s’accrocher à toutes les fenêtres.

« Cette demeure est calme et mélancolique, répondit Consuelo ; mais elle ne m’inspire pas autant de sympathie que le jardin. Les plantes sont faites pour végéter sur place, et les hommes pour se mouvoir et se fréquenter. Si j’étais fleur, je voudrais pousser dans ce parterre, on y est bien ; mais étant femme, je ne voudrais pas vivre dans une cellule, et m’enfermer dans une masse de pierres. Voudrais-tu donc être moine, Beppo ?

— Non pas, Dieu m’en garde ! mais j’aimerais à travailler sans souci de mon logis et de ma table. Je voudrais mener une vie paisible, retirée, un peu aisée, n’avoir pas les préoccupations de la misère ; enfin j’aimerais à vé-