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CONSUELO.

Consuelo arracha un feuillet blanc du calepin de Joseph, et traça ces mots au crayon :

« Consuelo Porporina, prima donna du théâtre de San Samuel, à Venise, ex-signor Bertoni, chanteur ambulant à Passaw, recommande au noble cœur du comte Hoditz-Roswald la femme de Karl, le déserteur que sa seigneurie a tiré des mains des recruteurs et comblé de ses bienfaits. La Porporina se promet de remercier monsieur le comte de sa protection, en présence de madame la margrave, si monsieur le comte veut bien l’admettre à l’honneur de chanter dans les petits appartements de son altesse. »

Consuelo mit la suscription avec soin, et regarda Joseph : il la comprit, et tira sa bourse. Sans se consulter autrement, et d’un mouvement spontané, ils donnèrent à la pauvre femme les deux pièces d’or qui leur restaient du présent de Trenk, afin qu’elle pût faire la route en voiture, et ils la conduisirent jusqu’au village voisin où ils l’aidèrent à faire son marché pour un modeste voiturin. Après qu’ils l’eurent fait manger et qu’ils lui eurent procuré quelques effets, dépense prise sur le reste de leur petite fortune, ils embarquèrent l’heureuse créature qu’ils venaient de rendre à la vie. Alors Consuelo demanda en riant ce qui restait au fond de la bourse. Joseph prit son violon, le secoua auprès de son oreille, et répondit :

« Rien que du son ! »

Consuelo essaya sa voix en pleine campagne, par une brillante roulade, et s’écria :

« Il reste beaucoup de son ! »

Puis elle tendit joyeusement la main à son confrère, et la serra avec effusion, en lui disant :

« Tu es un brave garçon, Beppo !

— Et toi aussi ! » répondit Joseph en essuyant une larme et en faisant un grand éclat de rire.

LXXV.

Il n’est pas fort inquiétant de se trouver sans argent quand on touche au terme d’un voyage ; mais eussent-ils été encore bien loin de leur but, nos jeunes artistes ne se seraient pas sentis moins gais qu’ils ne le furent lorsqu’ils se virent tout à fait à sec. Il faut s’être trouvé ainsi sans ressources en pays inconnu (Joseph était presque aussi étranger que Consuelo à cette distance de Vienne) pour savoir quelle sécurité merveilleuse, quel génie inventif et entreprenant se révèlent comme par magie à l’artiste qui vient de dépenser son dernier sou. Jusque-là, c’est une sorte d’agonie, une crainte continuelle de manquer, une noire appréhension de souffrances, d’embarras et d’humiliations qui s’évanouissent dès que la dernière pièce de monnaie a sonné. Alors, pour les âmes poétiques, il y a un monde nouveau qui commence, une sainte confiance en la charité d’autrui, beaucoup d’illusions charmantes ; mais aussi une aptitude au travail et une disposition à l’aménité qui font aisément triompher des premiers obstacles. Consuelo, qui portait dans ce retour à l’indigence de ses premiers ans un sentiment de plaisir romanesque, et qui se sentait heureuse d’avoir fait le bien en se dépouillant, trouva tout de suite un expédient pour assurer le repas et le gîte du soir.

« C’est aujourd’hui dimanche, dit-elle à Joseph ; tu vas jouer des airs de danse en traversant la première ville que nous rencontrerons. Nous ne ferons pas deux rues sans trouver des gens qui auront envie de danser, et nous ferons les ménétriers. Est-ce que tu ne sais pas faire un pipeau ? J’aurais bientôt appris à m’en servir, et pourvu que j’en tire quelques sons, ce sera assez pour t’accompagner.

— Si je sais faire un pipeau ! s’écria Joseph ; vous allez voir ! »

On eut bientôt trouvé au bord de la rivière une belle tige de roseau, qui fut percée industrieusement, et qui résonna à merveille. L’accord parfait fut obtenu, la répétition suivit, et nos gens s’en allèrent bien tranquilles jusqu’à un petit hameau à trois milles de distance où ils firent leur entrée au son de leurs instruments, et en criant devant chaque porte : « Qui veut danser ? qui veut sauter ? Voilà la musique, voilà le bal qui commence ! »

Ils arrivèrent sur une petite place plantée de beaux arbres : ils étaient escortés d’une quarantaine d’enfants qui les suivaient au pas de marche, en criant et en battant des mains. Bientôt de joyeux couples vinrent enlever la première poussière en ouvrant la danse ; et avant que le sol fût battu, toute la population se rassembla, et fit cercle autour d’un bal champêtre improvisé sans hésitation et sans conditions. Après les premières valses, Joseph mit son violon sous son bras, et Consuelo, montant sur sa chaise, fit un discours aux assistants pour leur prouver que des artistes à jeun avaient les doigts mous et l’haleine courte. Cinq minutes après, ils avaient à discrétion pain, laitage, bière et gâteaux. Quant au salaire, on fut bientôt d’accord : on devait faire une collecte où chacun donnerait ce qu’il voudrait.

Après avoir mangé, ils remontèrent donc sur un tonneau qu’on roula triomphalement au milieu de la place, et les danses recommencèrent ; mais au bout de deux heures, elles furent interrompues par une nouvelle qui mit tout le monde en émoi, et arriva, de bouche en bouche, jusqu’aux ménétriers ; le cordonnier de l’endroit, en achevant à la hâte une paire de souliers pour une pratique exigeante, venait de se planter son alène dans le pouce.

« C’est un événement grave, un grand malheur ! leur dit un vieillard appuyé contre le tonneau qui leur servait de piédestal. C’est Gottlieb, le cordonnier, qui est l’organiste de notre village ; et c’est justement demain notre fête patronale. Oh ! la grande fête, la belle fête ! Il ne s’en fait pas de pareille à dix lieues à la ronde. Notre messe surtout est une merveille, et on vient de bien loin pour l’entendre. Gottlieb est un vrai maître de chapelle : il tient l’orgue, il fait chanter les enfants, il chante lui-même ; que ne fait-il pas, surtout ce jour-là ? Il se met en quatre ; sans lui, tout est perdu. Et que dira M. le chanoine, M. le chanoine de Saint-Étienne ! qui vient lui-même officier à la grand’messe, et qui est toujours si content de notre musique ? Car il est fou de musique, ce bon chanoine, et c’est un grand honneur pour nous que de le voir à notre autel, lui qui ne sort guère de son bénéfice et qui ne se dérange pas pour peu.

— Eh bien ! dit Consuelo, il y a moyen d’arranger tout cela : mon camarade ou moi, nous nous chargeons de l’orgue, de la maîtrise, de la messe en un mot ; et si M. le chanoine n’est pas content, on ne nous donnera rien pour notre peine.

— Eh ! eh ! dit le veillard, vous en parlez bien à votre aise, jeune homme : notre messe ne se dit pas avec un violon et une flûte. Oui-da ! c’est une affaire grave, et vous n’êtes pas au courant de nos partitions.

— Nous nous y mettrons dès ce soir, dit Joseph en affectant un air de supériorité dédaigneuse qui imposa aux auditeurs groupés autour de lui.

— Voyons, dit Consuelo, conduisez-nous à l’église, que quelqu’un souffle l’orgue, et si vous n’êtes pas contents de notre manière d’en jouer, vous serez libres de refuser notre assistance.

— Mais la partition, le chef-d’œuvre d’arrangement de Gottlieb !

— Nous irons trouver Gottlieb, et s’il ne se déclare pas content de nous, nous renonçons à nos prétentions. D’ailleurs, une blessure au doigt n’empêchera pas Gottlieb de faire marcher ses chœurs et de chanter sa partie. »

Les anciens du village, qui s’étaient rassemblés autour d’eux, tinrent conseil, et résolurent de tenter l’épreuve. Le bal fut abandonné : la messe du chanoine était un bien autre amusement, une bien autre affaire que la danse !

Haydn et Consuelo, après s’être essayés alternativement sur l’orgue, et après avoir chanté ensemble et séparément, furent jugés des musiciens fort passables, à défaut de mieux. Quelques artisans osèrent même avancer que leur jeu était préférable à celui de Gottlieb, et que les fragments de Scarlatti, de Pergolèse et de Bach,