Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 8, 1855.djvu/200

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
196
CONSUELO.

et c’est fait ! — Je me rends, je me rends ; me voilà ! » répond mon pauvre homme ; et il se mit à courir vers eux plus vite qu’il ne s’était enfui, malgré les prières et les signes que je lui faisais pour qu’il nous laissât mourir. Quand ces tigres le tinrent entre leurs mains, ils l’accablèrent de coups et le mirent tout en sang. Je voulais le défendre ; ils me maltraitèrent aussi. En le voyant garrotter sous mes yeux, je sanglotais, je remplissais l’air de mes gémissemeuts. Ils me dirent qu’ils allaient tuer ma petite si je ne gardais le silence, et ils l’avaient déjà arrachée de mes bras, lorsque Karl me dit : « Tais-toi, femme, je te l’ordonne ; songe à notre enfant ! » J’obéis ; mais la violence que je me fis en voyant frapper, lier et bâillonner mon mari, tandis que ces monstres me disaient : « Oui, oui, pleure ! Tu ne le reverras plus, nous le menons pendre, » fut si violente, que je tombai comme morte sur le chemin. J’y restai je ne sais combien d’heures, étendue dans la poussière. Quand j’ouvris les yeux, il faisait nuit ; ma pauvre enfant, couchée sur moi, se tordait en sanglotant d’une façon à fendre le cœur, il n’y avait plus sur le chemin que le sang de mon mari, et la trace des roues de la voiture qui l’avait emporté. Je restai encore là une heure ou deux, essayant de consoler et de réchauffer Maria, qui était transie et moitié morte de peur. Enfin, quand les idées me revinrent, je songeai que ce que j’avais de mieux à faire ce n’était pas de courir après les ravisseurs, que je ne pourrais atteindre, mais d’aller faire ma déclaration aux officiers de Wiesenbach, qui était la ville la plus prochaine. C’est ce que je fis, et ensuite je résolus de continuer mon voyage jusqu’à Vienne, et d’aller me jeter aux pieds de l’impératrice, afin qu’elle empêchât du moins que le roi de Prusse ne fit exécuter la sentence de mort contre mon mari. Sa majesté pouvait le réclamer comme son sujet, dans le cas où l’on ne pourrait atteindre les recruteurs. J’ai donc usé de quelques aumônes qu’on m’avait faites sur les terres de l’évêque de Passaw, où j’avais raconté mon désastre, pour gagner le Danube dans une charrette, et de là j’ai descendu en bateau jusqu’à la ville de Mœlk. Mais à présent mes ressources sont épuisées. Les personnes auxquelles je dis mon aventure ne veulent guère me croire, et, dans le doute si je ne suis pas une intrigante, me donnent si peu, qu’il faut que je continue ma route à pied. Heureuse si j’arrive dans cinq ou six jours sans mourir de lassitude ! car la maladie et le désespoir m’ont épuisée. Maintenant, mes chers enfants, si vous avez le moyen de me faire quelque petite aumône, donnez-la-moi tout de suite, car je ne puis me reposer davantage ; il faut que je marche encore, et encore, comme le Juif errant, jusqu’à ce que j’aie obtenu justice.

— Oh ! ma bonne femme, ma pauvre femme ! s’écria Consuelo en serrant la pauvresse dans ses bras, et en pleurant de joie et de compassion ; courage, courage ! Espérez, tranquillisez-vous, votre mari est délivré. Il galope vers Vienne sur un bon cheval, avec une bourse bien garnie dans sa poche.

— Qu’est-ce que vous dites ? s’écria la femme du déserteur dont les yeux devinrent rouges comme du sang, et les lèvres tremblantes d’un mouvement convulsif, vous le savez, vous l’avez vu ! Ô mon Dieu ! grand Dieu ! Dieu de bonté !

— Hélas ! que faites-vous ? dit Joseph à Consuelo. Si vous alliez lui donner une fausse joie ; si le déserteur que nous avons contribué à sauver était un autre que son mari !

— C’est lui-même, Joseph ! Je te dis que c’est lui : rappelle-toi le borgne, rappelle-toi la manière de procéder du Pistola. Souviens-toi que le déserteur a dit qu’il était père de famille, et sujet autrichien. D’ailleurs il est bien facile de s’en convaincre. Comment est-il, votre mari ?

— Roux, les yeux verts, la figure large, cinq pieds huit pouces de haut ; le nez un peu écrasé, le front bas ; un homme superbe.

— C’est bien cela, dit Consuelo en souriant : et quel habit ?

— Une méchante casaque verte, un haut-de-chausses brun, des bas gris.

— C’est encore cela ; et les recruteurs, avez-vous fait attention à eux ?

— Oh ! si j’y ai fait attention, sainte Vierge ! Leurs horribles figures ne s’effaceront jamais de devant mes yeux. »

La pauvre femme fit alors avec beaucoup de fidélité le signalement de Pistola, du borgne et du silencieux.

« Il y en avait, dit-elle, un quatrième qui restait auprès du cheval et qui ne se mêlait de rien. Il avait une grosse figure indifférente qui me paraissait encore plus cruelle que les autres ; car, pendant que je pleurais et qu’on battait mon mari, en l’attachant avec des cordes comme un assassin, ce gros-là chantait, et faisait la trompette avec sa bouche comme s’il eût sonné une fanfare : broum, broum, broum, broum. Ah ! quel cœur de fer !

— Eh bien, c’est Mayer, dit Consuelo à Joseph. En doutes-tu encore ? n’a-t-il pas ce tic de chanter et de faire la trompette à tout moment ?

— C’est vrai, dit Joseph. C’est donc Karl que nous avons vu délivrer ? Grâces soient rendues à Dieu !

— Ah ! oui, grâces au bon Dieu avant tout ! dit la pauvre femme en se jetant à genoux. Et toi, Maria, dit-elle à sa petite fille, baise la terre avec moi pour remercier les anges gardiens et la sainte Vierge. Ton papa est retrouvé, et nous allons bientôt le revoir.

— Dites-moi, chère femme, observa Consuelo, Karl a-t-il aussi l’habitude de baiser la terre quand il est bien content ?

— Oui, mon enfant ; il n’y manque pas. Quand il est revenu après avoir déserté, il n’a pas voulu passer la porte de notre maison sans en avoir baisé le seuil.

— Est-ce une coutume de votre pays ?

— Non ; c’est une manière à lui, qu’il nous a enseignée, et qui nous a toujours réussi.

— C’est donc bien lui que nous avons vu, reprit Consuelo ; car nous lui avons vu baiser la terre pour remercier ceux qui l’avaient délivré. Tu l’as remarqué, Beppo ?

— Parfaitement ! C’est lui ; il n’y a plus de doute possible.

— Venez donc que je vous presse contre mon cœur, s’écria la femme de Karl, ô vous deux, anges du paradis, qui m’apportez une pareille nouvelle. Mais contez-moi donc cela ! »

Joseph raconta tout ce qui était arrivé ; et quand la pauvre femme eut exhalé tous ses transports de joie et de reconnaissance envers le ciel et envers Joseph et Consuelo qu’elle considérait avec raison comme les premiers libérateurs de son mari, elle leur demanda ce qu’il fallait faire pour le retrouver.

« Je crois, lui dit Consuelo, que vous ferez bien de continuer votre voyage. C’est à Vienne que vous le trouverez, si vous ne le rencontrez pas en chemin. Son premier soin sera d’aller faire sa déclaration à sa souveraine, et de demander dans les bureaux de l’administration qu’on vous signale en quelque lieu que vous soyez. Il n’aura pas manqué de faire les mêmes déclarations dans chaque ville importante où il aura passé et de prendre des renseignements sur la route que vous avez tenue. Si vous arrivez à Vienne avant lui, ne manquez pas de faire savoir à l’administration où vous demeurez, afin que Karl en soit informé aussitôt qu’il s’y présentera.

— Mais quels bureaux, quelle administration ? Je ne connais rien à tous ces usages-là. Une si grande ville ! je m’y perdrai, moi, pauvre paysanne !

— Tenez, dit Joseph, nous n’avons jamais eu d’affaire qui nous ait mis au courant de tout cela non plus, mais demandez au premier venu de vous conduire à l’ambassade de Prusse. Demandez-y M. le baron de…

— Prends garde à ce que tu vas dire, Beppo ! dit Consuelo tout bas à Joseph pour lui rappeler qu’il ne fallait pas compromettre le baron dans cette aventure.

— Eh bien, le comte de Hoditz ? reprit Joseph.

— Oui, le comte ! il fera par vanité ce que l’autre eût fait par dévouement. Demandez la demeure de la margrave, princesse de Bareith, et présentez à son mari le billet que je vais vous remettre. »