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CONSUELO.

Je l’appelle isolée, lecteur, pour exprimer une impression secrète et mystérieuse qu’il est plus facile à vous de comprendre qu’à moi de définir. C’est, je crois, un état de l’âme qui n’a pas été nommé dans notre langue, mais que vous devez vous rappeler, si vous avez voyagé à pied, au loin, et tout seul, ou avec un autre vous-même, ou enfin, comme Consuelo, avec un compagnon facile, enjoué, complaisant, et monté à l’unisson de votre cerveau. Dans ces moments-là, si vous étiez dégagé de toute sollicitude immédiate, de tout motif inquiétant, vous avez, je n’en doute pas, ressenti une sorte de joie étrange, peut-être égoïste tant soit peu, en vous disant : À l’heure qu’il est, personne ne s’embarrasse de moi, et personne ne m’embarrasse. Nul ne sait où je suis. Ceux qui dominent ma vie me chercheraient en vain ; ils ne peuvent me découvrir dans ce milieu inconnu de tous, nouveau pour moi-même, où je me suis réfugié. Ceux que ma vie impressionne et agite se reposent de moi, comme moi de mon action sur eux. Je m’appartiens entièrement, et comme maître et comme esclave. Car il n’est pas un seul de nous, ô lecteur ! qui ne soit à la fois, à l’égard d’un certain groupe d’individus, tour à tour et simultanément, un peu esclave, un peu maître, bon gré, mal gré, sans se l’avouer et sans y prétendre.

Nul ne sait où je suis ! Certes c’est une pensée d’isolement qui a son charme, un charme inexprimable, féroce en apparence, légitime et doux dans le fond. Nous sommes faits pour vivre de la vie de réciprocité. La route du devoir est longue, rigide, et n’a d’horizon que la mort, qui est peut-être à peine le repos d’une nuit. Marchons donc, et sans ménager nos pieds ! Mais si, dans des circonstances rares et bienfaisantes, où le repos peut être inoffensif, et l’isolement sans remords, un vert sentier s’offre sous nos pas, mettons à profit quelques heures de solitude et de contemplation. Ces heures nonchalantes sont bien nécessaires à l’homme actif et courageux pour retremper ses forces ; et je dis que, plus votre cœur est dévoré du zèle de la maison de Dieu (qui n’est autre que l’humanité), plus vous êtes propre à apprécier quelques instants d’isolement pour rentrer en possession de vous-même. L’égoïste est seul toujours et partout. Son âme n’est jamais fatiguée d’aimer, de souffrir et de persévérer ; elle est inerte et froide, et n’a pas plus besoin de sommeil et de silence qu’un cadavre. Celui qui aime est rarement seul, et, quand il l’est, il s’en trouve bien. Son âme peut goûter une suspension d’activité qui est comme le profond sommeil d’un corps vigoureux. Ce sommeil est le bon témoignage des fatigues passées, et le précurseur des épreuves nouvelles auxquelles il se prépare. Je ne crois guère à la véritable douleur de ceux qui ne cherchent pas à se distraire, ni à l’absolu dévouement de ceux qui n’ont jamais besoin de se reposer. Ou leur douleur est un accablement qui révèle qu’ils sont brisés, éteints, et qu’ils n’auraient plus la force d’aimer ce qu’ils ont perdu ; ou leur dévouement sans relâche et sans défaillance d’activité cache quelque honteuse convoitise, quelque dédommagement égoïste et coupable dont je me méfie.

Ces réflexions, un peu trop longues, ne sont pas hors de place dans le récit de la vie de Consuelo, âme active et dévouée s’il en fut, qu’eussent pu cependant accuser parfois d’égoïsme et de légèreté ceux qui ne savaient pas la comprendre.

LXXIV.

Le premier jour de ce nouveau trajet, comme nos voyageurs traversaient une petite rivière sur un pont de bois, ils virent une pauvre mendiante qui tenait une petite fille dans ses bras, et qui était accroupie le long du parapet pour tendre la main aux passants. L’enfant était pâle et souffrant, la femme hâve et grelottant de la fièvre. Consuelo fut saisie d’un prolond sentiment de sympathie et de pitié pour ces malheureux qui lui rappelaient sa mère et sa propre enfance.

« Voilà comme nous étions quelquefois, dit-elle à Joseph, qui la comprit à demi-mot, et qui s’arrêta avec elle à considérer et à questionner la mendiante.

— Hélas ! leur dit celle-ci, j’étais fort heureuse encore il y a peu de jours. Je suis une paysanne des environs de Harmanitz en Bohême. J’avais épousé, il y a cinq ans, un beau et grand cousin à moi, qui était le plus laborieux des ouvriers et le meilleur des maris. Au bout d’un an de mariage, mon pauvre Karl, étant allé faire du bois dans les montagnes, disparut tout à coup et sans que personne pût savoir ce qu’il était devenu. Je tombai dans la misère et dans le chagrin. Je croyais que mon mari avait péri dans quelque précipice, ou que les loups l’avaient dévoré. Quoique je trouvasse à me remarier, l’incertitude de son sort et l’amitié que je lui conservais ne me permirent pas d’y songer. Oh ! que j’en fus bien récompensée, mes enfants ! L’année dernière, on frappe un soir à ma porte ; j’ouvre, et je tombe à genoux en voyant mon mari devant moi. Mais dans quel état, bon Dieu ! Il avait l’air d’un fantôme. Il était desséché, jaune, l’œil hagard, les cheveux hérissés par les glaçons, les pieds en sang, ses pauvres pieds tout nus qui venaient de faire je ne sais combien de cinquantaines de milles par les chemins les plus affreux et l’hiver le plus cruel ! Mais il était si heureux de retrouver sa femme et sa pauvre petite fille, que bientôt il reprit le courage, la santé, son travail et sa bonne mine. Il me raconta qu’il avait été enlevé par des brigands qui l’avaient mené bien loin, jusque auprès de la mer, et qui l’avaient vendu au roi de Prusse pour en faire un soldat. Il avait vécu trois ans dans le plus triste de tous les pays, faisant un métier bien rude, et recevant des coups du matin au soir. Enfin, il avait réussi à s’échapper, à déserter, mes bons enfants ! En se battant comme un désespéré contre ceux qui le poursuivaient, il en avait tué un, il avait crevé un œil à l’autre d’un coup de pierre ; enfin, il avait marché jour et nuit, se cachant dans les marais, dans les bois, comme une bête sauvage ; il avait traversé la Saxe et la Bohême, et il était sauvé, il m’était rendu ! Ah ! que nous fûmes heureux pendant tout l’hiver, malgré notre pauvreté et la rigueur de la saison ! Nous n’avions qu’une inquiétude ; c’était de voir reparaître dans nos environs ces oiseaux de proie qui avaient été la cause de tous nos maux. Nous faisions le projet d’aller à Vienne, de nous présenter à l’impératrice, de lui raconter nos malheurs, afin d’obtenir sa protection, du service militaire pour mon mari, et quelque subsistance pour moi et mon enfant ; mais je tombai malade par suite de la révolution que j’avais éprouvée en revoyant mon pauvre Karl, et nous fûmes forcés de passer tout l’hiver et tout l’été dans nos montagnes, attendant toujours le moment où je pourrais entreprendre le voyage, nous tenant toujours sur nos gardes, et ne dormant jamais que d’un œil. Enfin, ce bienheureux moment était venu, je me sentais assez forte pour marcher, et ma petite fille, qui était souffrante aussi, devait faire le voyage dans les bras de son père. Mais notre mauvais destin nous attendait à la sortie des montagnes. Nous marchions tranquillement et lentement au bord d’un chemin peu fréquenté, sans faire attention à une voiture qui, depuis un quart d’heure, montait lentement le même chemin que nous. Tout à coup la voiture s’arrête, et trois hommes en descendent. « Est-ce bien lui ? s’écrie l’un. — Oui ! répond l’autre qui était borgne ; c’est bien lui ! sus ! sus ! » Mon mari se retourne à ces paroles, et me dit : « Ah ! ce sont les Prussiens ! voilà le borgne que j’ai fait ! Je le reconnais ! — Cours ! cours ! lui dis je, sauve-toi. » Il commençait à s’enfuir, lorsqu’un de ces hommes abominables s’élance sur moi, me renverse, place un pistolet sur ma tête et sur celle de mon enfant. Sans cette idée diabolique, mon mari était sauvé ; car il courait mieux que ces bandits, et il avait de l’avance sur eux. Mais au cri qui m’échappa en voyant ma fille sous la gueule du pistolet, Karl se retourne, fait de grands cris pour arrêter le coup, et revient sur ses pas. Quand le scélérat qui tenait son pied sur mon corps vit Karl à portée : « Rends-toi ! lui cria-t-il, ou je les tue ! Fais un pas de plus pour te sauver,