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CONSUELO.

avant de commencer ; songe que M. le comte va nous examiner sur la musique. Tâchons de nous en bien tirer ! »

Le comte fut très-flatté de cette réflexion ; le baron avait placé sur son assiette retournée le portrait de sa dulcinée mystérieuse, et ne semblait pas disposé à écouter.

Consuelo n’eut garde de donner sa voix et ses moyens. Son prétendu sexe ne comportait pas des accents si veloutés, et l’âge qu’elle paraissait avoir sous son déguisement ne permettait pas de croire qu’elle eût pu parvenir à un talent consommé. Elle se fit une voix d’enfant un peu rauque, et comme usée prématurément par l’abus du métier en plein vent. Ce fut pour elle un amusement que de contrefaire aussi les maladresses naïves et les témérités d’ornement écourté qu’elle avait entendu faire tant de fois aux enfants des rues de Venise. Mais quoiqu’elle jouât merveilleusement cette parodie musicale, il y eut tant de goût naturel dans ses facéties, le duo fut chanté avec tant de nerf et d’ensemble, et ce chant populaire était si frais et si original, que le baron, excellent musicien, et admirablement organisé pour les arts, remit son portrait dans son sein, releva la tête, s’agita sur son siège, et finit par battre des mains avec vivacité, s’écriant que c’était la musique la plus vraie et la mieux sentie qu’il eût jamais entendue. Quant au comte Hoditz, qui était plein de Fuchs, de Rameau et de ses auteurs classiques, il goûta moins ce genre de composition et cette manière de les rendre. Il trouva que le baron était un barbare du Nord, et ses deux protégés des écoliers assez intelligents, mais qu’il serait forcé de tirer, par ses leçons, de la crasse de l’ignorance. Sa manie était de former lui-même ses artistes, et il dit d’un ton sentencieux en secouant la tête :

« Il y a du bon ; mais il y aura beaucoup à reprendre. Allons ! allons ! nous corrigerons tout cela ! »

Il se figurait que Joseph et Consuelo lui appartenaient déjà, et faisaient partie de sa chapelle. Il pria ensuite Haydn de jouer du violon ; et comme celui-ci n’avait aucun sujet de cacher son talent, il dit à merveille un air de sa composition qui était remarquablement bien écrit pour l’instrument. Le comte fut, cette fois, très-satisfait.

« Toi, dit-il, ta place est trouvée. Tu seras mon premier violon, tu feras parfaitement mon affaire. Mais tu t’exerceras aussi sur la viole d’amour. J’aime par-dessus tout la viole d’amour. Je t’enseignerai comment on en tire parti.

— Monsieur le baron est-il content aussi de mon camarade ? dit Consuelo à Trenk, qui était redevenu pensif.

— Si content, répondit-il, que si je fais quelque séjour à Vienne, je ne veux pas d’autre maître que lui.

— Je vous enseignerai la viole d’amour, reprit le comte, et je vous demande la préférence.

— J’aime mieux le violon et ce professeur-là, » repartit le baron, qui, dans ses préoccupations, avait une franchise incomparable.

Il prit le violon, et joua de mémoire avec beaucoup de pureté et d’expression quelques passages du morceau que Joseph venait de dire ; puis le lui rendant :

« Je voulais vous faire voir, lui dit-il avec une modestie très-réelle, que je ne suis bon qu’à devenir votre écolier, mais que je puis apprendre avec attention et docilité.

Consuelo le pria de jouer autre chose, et il le fit sans affectation. Il avait du talent, du goût et de l’intelligence. Hoditz donna des éloges exagérés à la composition du morceau.

« Elle n’est pas très-bonne, répondit Trenk, car elle est de moi ; je l’aime pourtant, parce qu’elle a plu à ma princesse. »

Le comte fit une grimace terrible pour l’avertir de peser ses paroles. Trenk n’y prit pas seulement garde, et, perdu dans ses pensées, il fit courir l’archet sur les cordes pendant quelques instant ; puis jetant le violon sur la table, il se leva, et marcha à grands pas en passant sa main sur son front. Enfin il revint vers le comte, et lui dit :

« Je vous souhaite le bonsoir, mon cher comte. Je suis forcé de partir avant le jour ; car la voiture que j’ai fait demander doit me prendre ici à trois heures du matin. Puisque vous y passez toute la matinée, je ne vous reverrai probablement qu’à Vienne. Je serai heureux de vous y retrouver, et de vous remercier encore de l’agréable bout de chemin que vous m’avez fait faire en votre compagnie. C’est de cœur que je vous suis dévoué pour la vie. »

Ils se serrèrent la main à plusieurs reprises, et, au moment de quitter l’appartement, le baron, s’approchant de Joseph, lui remit quelques pièces d’or en lui disant :

« C’est un à-compte sur les leçons que je vous demanderai à Vienne ; vous me trouverez à l’ambassade de Prusse. »

Il fit un petit signe de tête à Consuelo, en lui disant :

« Toi, si jamais je te retrouve tambour ou trompette dans mon régiment, nous déserterons ensemble, entends-tu ? »

Et il sortit, après avoir encore salué le comte.

LXXIII.

Dès que le comte Hoditz se trouva seul avec ses musiciens, il se sentit plus à l’aise et devint tout à fait communicatif. Sa manie favorite était de trancher du maître de chapelle, et de jouer le rôle d’impressario. Il voulut donc sur-le-champ commencer l’éducation de Consuelo.

« Viens ici, lui dit-il, et assieds-toi. Nous sommes entre nous, et on n’écoute pas avec attention quand on est à une lieue les uns des autres. Asseyez-vous aussi, dit-il à Joseph, et faites votre profit de la leçon. Tu ne sais pas faire le moindre trille, reprit-il en s’adressant de nouveau à la grande cantatrice. Écoutez bien, voilà comment cela se fait. »

Et il chanta une phrase banale où il introduisit d’une manière fort vulgaire plusieurs de ces ornements. Consuelo s’amusa à redire la phrase en faisant le trille en sens inverse.

« Ce n’est pas cela ! cria le comte d’une voix de stentor en frappant sur la table. Vous n’avez pas écouté. »

Il recommença, et Consuelo tronqua l’ornement d’une façon plus baroque et plus désespérante que la première fois, en gardant son sérieux et affectant un grand effort d’attention et de volonté. Joseph étouffait, et feignait de tousser pour cacher un rire convulsif.

« La, la, la, trala, tra la ! chanta le comte en contrefaisant son écolier maladroit et en bondissant sur sa chaise, avec tous les symptômes d’une indignation terrible qu’il n’éprouvait pas le moins du monde, mais qu’il croyait nécessaire à la puissance et à l’entrain magistral de son caractère »

Consuelo se moqua de lui pendant un bon quart d’heure, et, quand elle en eut assez, elle chanta le trille avec toute la netteté dont elle était capable.

« Bravo ! bravissimo ! s’écria le comte en se renversant sur sa chaise. Enfin ! c’est parfait ! Je savais bien que je vous le ferais faire ! qu’on me donne le premier paysan venu, je suis sûr de le former et de lui apprendre en un jour ce que d’autres ne lui apprendraient pas dans un an ! Encore cette phrase, et marque bien toutes les notes avec légèreté, sans avoir l’air d’y toucher… C’est encore mieux, on ne peut mieux ! Nous ferons quelque chose de toi ! »

Et le comte s’essuya le front quoiqu’il n’y eût pas une goutte de sueur.

« Maintenant, reprit-il, la cadence avec chute et tour de gosier ! Il lui donna l’exemple avec cette facilité routinière que prennent les moindres choristes à force d’entendre les premiers sujets, n’admirant dans leur manière que les jeux du gosier, et se croyant aussi habiles qu’eux parce qu’ils parviennent à les contrefaire. Consuelo se divertit encore à mettre le comte dans une de ces grandes colères de sang-froid qu’il aimait à faire éclater lorsqu’il galopait sur son dada, et finit par lui faire entendre une cadence si parfaite et si prolongée qu’il fut forcé de lui crier :

« Assez, assez ! C’est fait ; vous y êtes maintenant. J’étais bien sûr que je vous en donnerais la clef ! Passons