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CONSUELO.

démentait les apparences de sa misère, soit que sa facilité à parler la langue du bon ton en Allemagne fît penser qu’elle était un jeune gentilhomme travesti, soit enfin que le charme de son sexe se fit instinctivement sentir, le comte changea de physionomie tout à coup, et, au lieu d’un sourire de mépris, lui adressa un sourire de bienveillance. Le comte était encore jeune et beau ; on eût pu être ébloui des avantages de sa personne, si le baron ne l’eût surpassé en jeunesse, en régularité de traits, et en luxe de stature. C’étaient les deux plus beaux hommes de leur temps, comme on le disait d’eux, et probablement de beaucoup d’autres.

Consuelo, voyant les regards expressifs du jeune baron s’attacher aussi sur elle avec une expression d’incertitude, de surprise et d’intérêt, détourna leur attention de sa personne en leur disant :

« Allez, Messieurs, ou plutôt venez ; nous vous servirons de guides. Ces bandits ont dans leur voiture un malheureux caché dans un compartiment de la caisse, enfermé comme dans un cachot. Il est là pieds et poings liés, mourant, ensanglanté, et un bâillon dans la bouche. Allez le délivrer ; cela convient à de nobles cœurs comme les vôtres !

— Vive Dieu, cet enfant est fort gentil ! s’écria le baron, et je vois, cher comte, que nous n’avons pas perdu notre temps à l’écouter. C’est peut-être un brave gentilhomme que nous allons tirer des mains de ces bandits.

— Vous dites qu’ils sont là ? reprit le comte en montrant le bois.

— Oui, dit Joseph ; mais ils sont dispersés, et si vos seigneuries veulent bien écouter mon humble avis, elles diviseront l’attaque. Elles monteront la côte dans leur voiture, aussi vite que possible, et, après avoir tourné la colline, elles trouveront à la hauteur du bois que voici, et tout à l’entrée, sur la lisière opposée, la voiture où est le prisonnier, tandis que je conduirai messieurs les cavaliers directement par la traverse. Les bandits ne sont que trois ; ils sont bien armés ; mais, se voyant pris des deux côtés à la fois, ils ne feront pas de résistance.

— L’avis est bon, dit le baron. Comte, restez dans la voiture, et faites-vous accompagner de votre domestique. Je prends son cheval. Un de ces enfants vous servira de guide pour savoir en quel lieu il faut vous arrêter. Moi, j’emmène celui-ci avec mon chasseur. Hâtons-nous ; car si nos brigands ont l’éveil, comme il est probable, ils prendront les devants.

— La voiture ne peut vous échapper, observa Consuelo ; leur cheval est sur les dents. »

Le baron sauta sur celui du domestique du comte, et ce domestique monta derrière la voiture.

« Passez, dit le comte à Consuelo, en la faisant entrer la première, sans se rendre compte à lui-même de ce mouvement de déférence. Il s’assit pourtant dans le fond, et elle resta sur le devant. Penché à la portière pendant que les postillons prenaient le grand galop, il suivait de l’œil son compagnon qui traversait le ruisseau à cheval, suivi de son homme d’escorte, lequel avait pris Joseph en croupe pour passer l’eau. Consuelo n’était pas sans inquiétude pour son pauvre camarade, exposé au premier feu ; mais elle le voyait avec estime et approbation courir avec ardeur à ce poste périlleux. Elle le vit remonter la colline, suivi des cavaliers qui éperonnaient vigoureusement leurs montures, puis disparaître sous le bois. Deux coups de feu se firent entendre, puis un troisième… La berline tournait le monticule. Consuelo, ne pouvant rien savoir, éleva son âme à Dieu ; et le comte, agité d’une sollicitude analogue pour son noble compagnon, cria en jurant aux postillons :

« Mais forcez donc le galop, canailles ! ventre à terre !… »

LXXII.

Le signor Pistola, auquel nous ne pouvons donner d’autre nom que celui dont Consuelo l’avait gratifié, car nous ne l’avons pas trouvé assez intéressant de sa personne pour faire des recherches à cet égard, avait vu, du lieu où il était caché, la berline s’arrêter aux cris des fugitifs. L’autre anonyme, que nous appelons aussi, comme Consuelo, le Silencieux, avait fait, du haut de la colline, la même observation et la même réflexion ; il avait couru rejoindre Mayer, et tous deux songeaient aux moyens de se sauver. Avant que le baron eût traversé le ruisseau, Pistola avait gagné du chemin, et s’était déjà tapi dans le bois. Il les laissa passer, et leur tira par derrière deux coups de pistolet, dont l’un perça le chapeau du baron, et l’autre blessa le cheval du domestique assez légèrement. Le baron tourna bride, l’aperçut, et, courant sur lui, l’étendit par terre d’un coup de pistolet. Puis il le laissa se rouler dans les épines en jurant, et suivit Joseph qui arriva à la voiture de M. Mayer presque en même temps que celle du comte. Ce dernier avait déjà sauté à terre. Mayer et le Silencieux avaient disparu avec le cheval sans perdre le temps à cacher la chaise. Le premier soin des vainqueurs fut de forcer la serrure de la caisse où était renfermé le prisonnier. Consuelo aida avec transport à couper les cordes et le bâillon de ce malheureux, qui ne se vit pas plus tôt délivré qu’il se jeta à terre prosterné devant ses libérateurs, et remerciant Dieu. Mais, dès qu’il eut regardé le baron, il se crut retombé de Charybde en Scylla.

— Ah ! monsieur le baron de Trenk ! s’écria-t-il, ne me perdez pas, ne me livrez pas. Grâce, grâce pour un pauvre déserteur, père de famille ! Je ne suis pas plus Prussien que vous, monsieur le baron ; je suis sujet autrichien comme vous, et je vous supplie de ne pas me faire arrêter. Oh ! faites-moi grâce !

— Faites-lui grâce, monsieur le baron de Trenk ! s’écria Consuelo sans savoir à qui elle parlait, ni de quoi il s’agissait.

— Je te fais grâce, répondit le baron ; mais à condition que tu vas t’engager par les plus épouvantables serments à ne jamais dire de qui tu tiens la vie et la liberté. »

Et en parlant ainsi, le baron, tirant un mouchoir de sa poche, s’enveloppa soigneusement la figure, dont il ne laissa passer qu’un œil.

« Êtes-vous blessé ? dit le comte.

— Non, répondit-il en rabattant son chapeau sur son visage ; mais si nous rencontrons ces prétendus brigands, je ne me soucie pas d’être reconnu. Je ne suis déjà pas très-bien dans les papiers de mon gracieux souverain : il ne me manquerait plus que cela !

— Je comprends ce dont il s’agit, reprit le comte ; mais soyez sans crainte, je prends tout sur moi.

— Cela peut sauver ce déserteur des verges et de la potence, mais non pas moi d’une disgrâce. N’importe ! on ne sait pas ce qui peut arriver ; il faut obliger ses semblables à tout risque. Voyons, malheureux ! peux-tu tenir sur tes jambes ! Pas trop, à ce que je vois. Tu es blessé ?

— J’ai reçu beaucoup de coups, il est vrai, mais je ne les sens plus.

— Enfin, peux-tu déguerpir ?

— Oh ! oui, monsieur l’aide de camp.

— Ne m’appelle pas ainsi, drôle, tais-toi ; va-t’en ! Et nous, cher comte, faisons de même : il me tarde d’avoir quitté ce bois. J’ai abattu un des recruteurs ; si le roi le savait, mon affaire serait bonne !… quoique après tout, je m’en moque ! ajouta-t-il en levant les épaules.

— Hélas, dit Consuelo, tandis que Joseph passait sa gourde au déserteur, si on l’abandonne ici, il sera bientôt repris. Il a les pieds enflés par les cordes, et peut à peine se servir de ses mains. Voyez, comme il est pâle et défait !

— Nous ne l’abandonnerons pas, dit le comte qui avait les yeux attachés sur Consuelo. Franz, descendez de cheval, dit-il à son domestique ; et, s’adressant au déserteur : — Monte sur cette bête, je te la donne, et ceci encore, ajouta-t-il en lui jetant sa bourse. As-tu la force de gagner l’Autriche ?

— Oui, oui, Monseigneur !

— Veux-tu aller à Vienne ?