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CONSUELO.

les désirs de la première jeunesse était assouvie chez lui. J’ai dit qu’à dix-huit ans il n’avait plus rien à apprendre. À vingt-deux ans, il était quasi blasé ; et à vingt-deux ans comme à dix-huit, son attachement pour Consuelo était aussi tranquille, en dépit de quelques chastes baisers pris sans trouble et rendus sans honte, qu’il l’avait été jusque-là.

Pour qu’on ne s’étonne pas trop de ce calme et de cette vertu de la part d’un jeune homme qui ne s’en piquait point ailleurs, il faut faire observer que la grande liberté dans laquelle nos adolescents vivaient au commencement de cette histoire s’était modifiée et peu à peu restreinte avec le temps. Consuelo avait près de seize ans, et menait encore une vie un peu vagabonde, sortant du Conservatoire toute seule pour aller répéter sa leçon et manger son riz sur les degrés de la Piazzetta avec Anzoleto, lorsque sa mère, épuisée de fatigue, cessa de chanter le soir dans les cafés, une guitare à la main et une sébile devant elle. La pauvre créature se retira dans un des plus misérables greniers de la Corte-Minelli, pour s’y éteindre à petit feu sur un grabat. Alors la bonne Consuelo, ne voulant plus la quitter, changea tout à fait de genre de vie. Hormis les heures où le professeur daignait lui donner sa leçon, elle travaillait soit à l’aiguille, soit au contre-point, toujours auprès du chevet de cette mère impérieuse et désespérée, qui l’avait cruellement maltraitée dans son enfance, et qui maintenant lui donnait l’affreux spectacle d’une agonie sans courage et sans vertu. La piété filiale et le devoûment tranquille de Consuelo ne se démentirent pas un seul instant. Joies de l’enfance, liberté, vie errante, amour même, tout fut sacrifié sans amertume et sans hésitation. Anzoleto s’en plaignit vivement, et, voyant ses reproches inutiles, résolut d’oublier et de se distraire ; mais ce lui fut impossible. Anzoleto n’était pas assidu au travail comme Consuelo ; il prenait vite et mal les mauvaises leçons que son professeur, pour gagner le salaire promis par Zustiniani, lui donnait tout aussi mal et aussi vite. Cela était fort heureux pour Anzoleto, en qui les prodigalités de la nature réparaient aussi bien que possible le temps perdu et les effets d’un mauvais enseignement ; mais il en résultait bien des heures d’oisiveté durant lesquelles la société fidèle et enjouée de Consuelo lui manquait horriblement. Il tenta de s’adonner aux passions de son âge et de sa classe ; il fréquenta les cabarets, et joua avec les polissons les petites gratifications que lui octroyait de temps en temps le comte Zustiniani. Cette vie lui plut deux ou trois semaines, au bout desquelles il trouva que son bien-être, sa santé et sa voix s’altéraient sensiblement ; que le far-niente n’était pas le désordre, et que le désordre n’était pas son élément. Préservé des mauvaises passions par l’amour bien entendu de soi-même, il se retira dans la solitude et s’efforça d’étudier ; mais cette solitude lui sembla effrayante de tristesse et de difficultés. Il s’aperçut alors que Consuelo était aussi nécessaire à son talent qu’à son bonheur. Studieuse et persévérante, vivant dans la musique comme l’oiseau dans l’air et le poisson dans l’eau, aimant à vaincre les difficultés sans se rendre plus de raison de l’importance de cette victoire qu’il n’appartient à un enfant, mais poussée fatalement à combattre les obstacles et à pénétrer les mystères de l’art, par cet invincible instinct qui fait que le germe des plantes cherche à percer le sein de la terre et à se lancer vers le jour, Consuelo avait une de ces rares et bienheureuses organisations pour lesquelles le travail est une jouissance, un repos véritable, un état normal nécessaire, et pour qui l’inaction serait une fatigue, un dépérissement, un état maladif, si l’inaction était possible à de telles natures. Mais elles ne la connaissent pas ; dans une oisiveté apparente, elles travaillent encore ; leur rêverie n’est point vague, c’est une méditation. Quand on les voit agir, on croit qu’elles créent, tandis qu’elles manifestent seulement une création récente. — Tu me diras, cher lecteur, que tu n’as guère connu de ces organisations exceptionnelles. Je te répondrai, lecteur bien-aimé, que je n’en ai connu qu’une seule, et si, suis-je plus vieux que toi. Que ne puis-je te dire que j’ai analysé sur mon pauvre cerveau le divin mystère de cette activité intellectuelle ! Mais, hélas ! ami lecteur, ce n’est ni toi ni moi qui étudierons sur nous-mêmes.

Consuelo travaillait toujours, en s’amusant toujours ; elle s’obstinait des heures entières à vaincre, soit par le chant libre et capricieux, soit par la lecture musicale, des difficultés qui eussent rebuté Anzoleto livré à lui-même ; et sans dessein prémédité, sans aucune idée d’émulation, elle le forçait à la suivre, à la seconder, à la comprendre et à lui répondre, tantôt au milieu de ses éclats de rires enfantins, tantôt emportée avec lui par cette fantasia poétique et créatrice que connaissent les organisations populaires en Espagne et en Italie. Depuis plusieurs années qu’il s’était imprégné du génie de Consuelo, le buvant à sa source sans le comprendre, et se l’appropriant sans s’en apercevoir, Anzoleto, retenu d’ailleurs par sa paresse, était devenu en musique un étrange composé de savoir et d’ignorance, d’inspiration et de frivolité, de puissance et de gaucherie, d’audace et de faiblesse, qui avait plongé, à la dernière audition, le Porpora dans un dédale de méditations et de conjectures. Ce maître ne savait point le secret de toutes ces richesses dérobées à Consuelo ; car ayant une fois sévèrement grondé la petite de son intimité avec ce grand vaurien, il ne les avait jamais revus ensemble. Consuelo, qui tenait à conserver les bonnes grâces de son professeur, avait eu soin de ne jamais se montrer devant lui en compagnie d’Anzoleto, et du plus loin qu’elle l’apercevait dans la rue, si Anzoleto était avec elle, leste comme un jeune chat, elle se cachait derrière une colonne ou se blottissait dans une gondole.

Ces précautions continuèrent lorsque Consuelo, devenue garde-malade, et Anzoleto ne pouvant plus supporter son absence, sentant la vie, l’espoir, l’inspiration et jusqu’au souffle lui manquer, revint partager sa vie sédentaire, et affronter avec elle tous les soirs les âcretés et les emportements de la moribonde. Quelques mois avant d’en finir, cette malheureuse femme perdit l’énergie de ses souffrances, et, vaincue par la piété de sa fille, sentit son âme s’ouvrir à de plus douces émotions. Elle s’habitua à recevoir les soins d’Anzoleto, qui, malgré son peu de vocation pour ce rôle de dévouement, s’habitua de son côté à une sorte de zèle enjoué et de douceur complaisante envers la faiblesse et la souffrance. Anzoleto avait le caractère égal et les manières bienveillantes. Sa persévérance auprès d’elle et de Consuelo gagna enfin son cœur, et, à son heure dernière, elle leur fit jurer de ne se quitter jamais. Anzoleto le promit, et même il éprouva en cet instant solennel une sorte d’attendrissement sérieux qu’il ne connaissait pas encore. La mourante lui rendit cet engagement plus facile en lui disant : Qu’elle soit ton amie, ta sœur, ta maîtresse ou ta femme, puisqu’elle ne connaît que toi et n’a jamais voulu écouter que toi, ne l’abandonne pas. — Puis, croyant donner à sa fille un conseil bien habile et bien salutaire, sans trop songer s’il était réalisable ou non, elle lui avait fait jurer en particulier, ainsi qu’on l’a vu déjà, de ne jamais s’abandonner à son amant avant la consécration religieuse du mariage. Consuelo l’avait juré, sans prévoir les obstacles que le caractère indépendant et irréligieux d’Anzoleto pourrait apporter à ce projet.

Devenue orpheline, Consuelo avait continué de travailler à l’aiguille pour vivre dans le présent, et d’étudier la musique pour s’associer à l’avenir d’Anzoleto. Depuis deux ans qu’elle vivait seule dans son grenier, il avait continué à la voir tous les jours, sans éprouver pour elle aucune passion, et sans pouvoir en éprouver pour d’autres femmes, tant la douceur de son intimité et l’agrément de vivre auprès d’elle lui semblaient préférables à tout.

Sans se rendre compte des hautes facultés de sa compagne, il avait acquis désormais assez de goût et de discernement pour savoir qu’elle avait plus de science et de moyens qu’aucune des cantatrices de San-Samuel et que la Corilla elle-même. À son affection d’habitude s’était donc joint l’espoir et presque la certitude d’une association d’intérêts, qui rendrait leur existence profitable et