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CONSUELO.

— Ah bien ! voilà qui m’amuse aussi, dit Consuelo. Je voudrais à présent que nous fussions sur la route de Dresde !

— Si je savais où nous sommes, repartit M. Mayer, je me réjouirais avec vous, mes enfants ; car je vous avoue que j’étais assez mécontent d’aller à Passaw pour le bon plaisir de messieurs mes amis, et je voudrais que nous nous fussions assez détournés pour avoir un prétexte de borner là notre complaisance envers eux.

— Ma foi, monsieur le professeur, dit Joseph, il en sera ce qu’il vous plaira ; ce sont vos affaires. Si nous ne vous gênons pas, et si vous voulez toujours de nous pour aller à Dresde, nous voilà tout prêts à vous suivre, fût-ce au bout du monde. Et toi, Bertoni, qu’en dis-tu ?

— J’en dis autant, répondit Consuelo. Vogue la galère !

— Vous êtes de braves enfants ! répondit Mayer en cachant sa joie sous son air de préoccupation ; mais je voudrais bien savoir pourtant où nous sommes.

— Où que nous soyons, il faut nous arrêter, dit le conducteur ; le cheval n’en peut plus. Il n’a rien mangé depuis hier soir, et il a marché toute la nuit. Nous ne serons fâchés, ni les uns ni les autres, de nous restaurer aussi. Voici un petit bois. Nous avons encore quelques provisions ; halte ! »

On entra dans le bois, le cheval fut dételé. Joseph et Consuelo offrirent leurs services avec empressement ; on les accepta sans méfiance. On pencha la chaise sur ses brancards ; et, dans ce mouvement, la position du prisonnier invisible devenant sans doute plus douloureuse, Consuelo l’entendit encore gémir ; Mayer l’entendit aussi, et regarda fixement Consuelo pour voir si elle s’en était aperçue. Mais, malgré la pitié qui déchirait son cœur, elle sut paraître sourde et impassible. Mayer fit le tour de la voiture ; Consuelo, qui s’était éloignée, le vit ouvrir à l’extérieur une petite porte de derrière, jeter un coup d’œil dans l’intérieur de la double caisse, la refermer, et remettre la clef dans sa poche.

« La marchandise est-elle avariée ? cria le silencieux à M. Mayer.

— Tout est bien, répondit-il avec une ihdifférence brutale, et il fit tout disposer pour le déjeuner.

— Maintenant, dit Consuelo rapidement à Joseph en passant auprès de lui, fais comme moi et suis tous mes pas. »

Elle aida à étendre les provisions sur l’herbe, et à déboucher les bouteilles. Joseph l’imita en affectant beaucoup de gaieté ; M. Mayer vit avec plaisir ces serviteurs volontaires se dévouer à son bien-être. Il aimait ses aises, et se mit à boire et à manger ainsi que ses compagnons avec des manières plus gloutonnes et plus grossières qu’il n’en avait montré la veille, il tendait à chaque instant son verre à ses deux nouveaux pages, qui, à chaque instant, se levaient, se rasseyaient, et repartaient pour courir, de côté et d’autre, épiant le moment de courir une fois pour toutes, mais attendant que le vin et la digestion rendissent moins clairvoyants ces gardiens dangereux. Enfin, M. Mayer, se laissant aller sur l’herbe et déboutonnant sa veste, offrit au soleil sa grosse poitrine ornée de pistolets ; le conducteur alla voir si le cheval mangeait bien, et le silencieux se mit à chercher dans quel endroit du ruisseau vaseux au bord duquel on s’était arrêté, cet animal pourrait boire. Ce fut le signal de la délivrance. Consuelo feignit de chercher aussi. Joseph s’engagea avec elle dans les buissons ; et, dès qu’ils se virent cachés dans l’épaisseur du feuillage, ils prirent leur course comme deux lièvres à travers bois. Ils n’avaient plus guère à craindre les balles dans ce taillis épais ; et quand ils s’entendirent rappeler, ils jugèrent qu’ils avaient pris assez d’avance pour continuer sans danger.

« Il vaut pourtant mieux répondre, dit Consuelo en s’arrêtant ; cela détournera les soupçons, et nous donnera le temps d’un nouveau trait de course. »

Joseph répondit donc :

« Par ici, par ici ! il y a de l’eau !

— Une source, une source ! » cria Consuelo.

Et courant aussitôt à angle droit, afin de dérouter l’ennemi, ils repartirent légèrement. Consuelo ne pensait plus à ses pieds malades et enflés, Joseph avait triomphé du narcotique que M. Mayer lui avait versé la veille. La peur leur donnait des ailes.

Ils couraient ainsi depuis dix minutes, dans la direction opposée à celle qu’ils avaient prise d’abord, et ne se donnant pas le temps d’écouter les voix qui les appelaient de deux côtés différents, lorsqu’ils trouvèrent la lisière du bois, et devant eux un coteau rapide bien gazonné qui s’abaissait jusqu’à une route battue, et des bruyères semées de massifs d’arbres.

« Ne sortons pas du bois, dit Joseph. Ils vont venir ici, et de cet endroit élevé ils nous verront dans quelque sens que nous marchions.

Consuelo hésita un instant, explora le pays d’un coup d’œil rapide, et lui dit :

« Le bois est trop petit pour nous cacher longtemps. Devant nous il y a une route, et l’espérance d’y rencontrer quelqu’un.

— Eh ! s’écria Joseph, c’est la même route que nous suivions tout à l’heure. Voyez ! elle fait le tour de la colline et remonte sur la droite vers le lieu d’où nous sommes partis. Que l’un des trois monte à cheval, et il nous rattrapera avant que nous ayons gagné le bas du terrain.

— C’est ce qu’il faut voir, dit Consuelo. On court vite en descendant. Je vois quelque chose là-bas sur le chemin, quelque chose qui monte de ce côté. Il ne s’agit que de l’atteindre avant d’être atteints nous-mêmes. Allons ! »

Il n’y avait pas de temps à perdre en délibérations. Joseph se fia aux inspirations de Consuelo : la colline fut descendue par eux en un instant, et ils avaient gagné les premiers massifs, lorsqu’ils entendirent les voix de leurs ennemis à la lisière du bois. Cette fois, ils se gardèrent de répondre, et coururent encore, à la faveur des arbres et des buissons, jusqu’à ce qu’ils rencontrassent un ruisseau encaissé, que ces mêmes arbres leur avaient caché. Une longue planche servait de pont ; ils traversèrent, et jetèrent ensuite la planche au fond de l’eau.

Arrivés à l’autre rive, ils la descendirent, toujours protégés par une épaisse végétation ; et, ne s’entendant plus appeler, ils jugèrent qu’on avait perdu leurs traces, ou bien qu’on ne se méprenait plus sur leurs intentions, et qu’on cherchait à les atteindre par surprise. Mais bientôt la végétation du rivage fut interrompue, et ils s’arrêtèrent, craignant d’être vus. Joseph avança la tête avec précaution parmi les dernières broussailles, et vit un des brigands en observation à la sortie du bois, et l’autre (vraisemblablement le signor Pistola, dont ils avaient déjà éprouvé la supériorité à la course), au bas de la colline, non loin de la rivière. Tandis que Joseph s’assurait de la position de l’ennemi, Consuelo s’était dirigée du côté de la route ; et tout à coup elle revint vers Joseph :

« C’est une voiture qui vient, lui dit-elle, nous sommes sauvés ! Il faut la joindre avant que celui qui nous poursuit se soit avisé de passer l’eau. »

Ils coururent dans la direction de la route en droite ligne, malgré la nudité du terrain ; la voiture venait à eux au galop.

« Oh ! mon Dieu ! dit Joseph, si c’était l’autre voiture, celle des complices ?

— Non, répondit Consuelo, c’est une berline à six chevaux, deux postillons, et deux courriers ; nous sommes sauvés, te dis-je, encore un peu de courage. »

Il était bien temps d’arriver au chemin ; le Pistola avait retrouvé l’empreinte de leurs pieds sur le sable au bord du ruisseau. Il avait la force et la rapidité d’un sanglier. Il vit bientôt dans quel endroit la trace disparaissait, et les pieux qui avaient assujetti la planche. Il devina la ruse, franchit l’eau à la nage, retrouva la marque des pas sur la rive, et, les suivant toujours, il venait de sortir des buissons ; il voyait les deux fugitifs traverser la bruyère… mais il vit aussi la voiture ; il comprit leur dessein, et, ne pouvant plus s’y opposer,