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CONSUELO.

l’amitié que je vous témoigne, mes petits amis, et faites-moi celle de boire aux muses, nos communes et divines patronnes.

— Monsieur, maestro ! s’écria Joseph tout joyeux et tout à fait gagné, je veux boire à la vôtre. Oh ! vous êtes un véritable musicien, j’en suis certain, puisque vous avez été enthousiasmé du talent de… du signor Bertoni, mon camarade.

— Non, vous ne boirez pas davantage, dit Consuelo impatientée en lui arrachant son verre ; ni moi non plus, ajouta-t-elle en retournant le sien. Nous n’avons que nos voix pour vivre, monsieur le professeur, et le vin gâte la voix ; vous devez donc nous encourager à rester sobres, au lieu de chercher à nous débaucher.

— Eh bien, vous parlez raisonnablement, dit Mayer en replaçant au milieu de la table la carafe qu’il avait mise derrière lui. Oui, ménageons la voix, c’est bien dit. Vous avez plus de sagesse que votre âge ne comporte, ami Bertoni, et je suis bien aise d’avoir fait cette épreuve de vos bonnes mœurs. Vous irez loin, je le vois à votre prudence autant qu’à votre talent. Vous irez loin, et je veux avoir l’honneur et le mérite d’y contribuer. »

Alors le prétendu professeur, se mettant à l’aise, et parlant avec un air de bonté et de loyauté extrême, leur offrit de les emmener avec lui à Dresde, où il leur procurerait les leçons du célèbre Hasse et la protection spéciale de la reine de Pologne, princesse électorale de Saxe.

Cette princesse, femme d’Auguste iii, roi de Pologne, était précisément élève du Porpora. C’était une rivalité de faveur entre ce maître et le Sassone[1], auprès de la souveraine dilettante, qui avait été la première cause de leur profonde inimitié. Lors même que Consuelo eût été disposée à chercher fortune dans le nord de l’Allemagne, elle n’eût pas choisi pour son début cette cour, où elle se serait trouvée en lutte avec l’école et la coterie qui avaient triomphé de son maître. Elle en avait assez entendu parler à ce dernier dans ses heures d’amertume et de ressentiment, pour être, en tout état de choses, fort peu tentée de suivre le conseil du professeur Mayer.

Quant à Joseph, sa situation était fort différente. La tête montée par le souper, il se figurait avoir rencontré un puissant protecteur et le promoteur de sa fortune future. La pensée ne lui venait pas d’abandonner Consuelo pour suivre ce nouvel ami ; mais, un peu gris comme il l’était, il se livrait à l’espérance de le retrouver un jour. Il se fiait à sa bienveillance, et l’en remerciait avec chaleur. Dans cet enivrement de joie, il prit son violon, et en joua tout de travers. M. Mayer ne l’en applaudit que davantage, soit qu’il ne voulût pas le chagriner en lui faisant remarquer ses fausses notes, soit, comme le pensa Consuelo, qu’il fût lui-même un très-médiocre musicien. L’erreur où il était très-réellement sur le sexe de cette dernière, quoiqu’il l’eût entendue chanter, achevait de lui démontrer qu’il ne pouvait pas être un professeur bien exercé d’oreille, puisqu’il s’en laissait imposer comme eût pu le faire un serpent de village ou un professeur de trompette.

Cependant M. Mayer insistait toujours pour qu’ils se laissassent emmener à Dresde. Tout en refusant, Joseph écoutait ses offres d’un air ébloui, et faisait de telles promesses de s’y rendre le plus tôt possible, que Consuelo se vit forcée de détromper M. Mayer sur la possibilité de cet arrangement.

« Il n’y faut pas songer quant à présent, dit-elle d’un ton très-ferme ; Joseph, vous savez bien que cela ne se peut pas, et que vous-même avez d’autres projets. » Mayer renouvela ses offres séduisantes, et fut surpris de la trouver inébranlable, ainsi que Joseph, à qui la raison revenait lorsque le signor Bertoni reprenait la parole.

Sur ces entrefaites, le voyageur silencieux, qui n’avait fait qu’une courte apparition au souper, vint appeler M. Mayer, qui sortit avec lui. Consuelo profita de ce moment pour gronder Joseph de sa facilité à écouter les belles paroles du premier venu et les inspirations du bon vin.

« Ai-je donc dit quelque chose de trop ? dit Joseph effrayé.

— Non, reprit-elle ; mais c’est déjà une imprudence que de faire société aussi longtemps avec des inconnus. À force de me regarder, on peut s’apercevoir ou tout au moins se douter que je ne suis pas un garçon. J’ai eu beau frotter mes mains avec mon crayon pour les noircir, et les tenir le plus possible sous la table, il eût été impossible qu’on ne remarquât point leur faiblesse, si heureusement ces deux messieurs n’avaient été absorbés, l’un par la bouteille, et l’autre par son propre babil. Maintenant le plus prudent serait de nous éclipser, et d’aller dormir dans une autre auberge ; car je ne suis pas tranquille avec ces nouvelles connaissances qui semlent vouloir s’attacher à nos pas.

— Eh quoi ! dit Joseph, nous en aller honteusement comme des ingrats, sans saluer et sans remercier cet honnête homme, cet illustre professeur, peut-être ? Qui sait si ce n’est pas le grand Hasse lui-même que nous venons d’entretenir ?

— Je vous réponds que non ; et si vous aviez eu votre tête, vous auriez remarqué une foule de lieux communs misérables qu’il a dits sur la musique. Un maître ne parle point ainsi. C’est quelque musicien des derniers rangs de l’orchestre, bonhomme, grand parleur et passablement ivrogne. Je ne sais pourquoi je crois voir, à sa figure, qu’il n’a jamais soufflé que dans du cuivre ; et, à son regard de travers, on dirait qu’il a toujours un œil sur son chef d’orchestre.

Corno, ou clarino secondo, s’écria Joseph en éclatant de rire, ce n’en est pas moins un convive agréable.

— Et vous, vous ne l’êtes guère, répliqua Consuelo avec un peu d’humeur ; allons, dégrisez-vous, et faisons nos adieux ; mais partons.

— La pluie tombe à torrents ; écoutez comme elle bat les vitres !

— J’espère que vous n’allez pas vous endormir sur cette table ? dit Consuelo en le secouant pour l’éveiller. »

M. Mayer rentra en cet instant.

« En voici bien d’une autre ! s’écria-t-il gaiement. Je croyais pouvoir coucher ici et repartir demain pour Chamb ; mais voilà mes amis qui me font rebrousser chemin, et qui prétendent que je leur suis nécessaire pour une affaire d’intérêt qu’ils ont à Passaw. Il faut que je cède ! Ma foi, mes enfants, si j’ai un conseil à vous donner, puisqu’il me faut renoncer au plaisir de vous emmener à Dresde, c’est de profiter de l’occasion. J’ai toujours deux places à vous donner dans ma chaise, ces messieurs ayant la leur. Nous serons demain matin à Passaw, qui n’est qu’à six milles d’ici. Là, je vous souhaiterai un bon voyage. Vous serez près de la frontière d’Autriche, et vous pourrez même descendre le Danube en bateau jusqu’à Vienne, à peu de frais et sans fatigue. »

Joseph trouva la proposition admirable pour reposer les pauvres pieds de Consuelo. L’occasion semblait bonne, en effet, et la navigation sur le Danube était une ressource à laquelle ils n’avaient point encore pensé. Consuelo accepta donc, voyant d’ailleurs que Joseph n’entendrait rien aux précautions à prendre pour la sécurité de leur gîte ce soir-là. Dans l’obscurité, retranchée au fond de la voiture, elle n’avait rien à craindre des observations de ses compagnons de voyage, et M. Mayer disait qu’on arriverait à Passaw avant le jour. Joseph fut enchanté de sa détermination. Cependant Consuelo éprouvait je ne sais quelle répugnance, et la tournure des amis de M. Mayer lui déplaisait de plus en plus. Elle lui demanda si eux aussi étaient musiciens.

« Tous plus ou moins, lui répondit-il laconiquement. »

Ils trouvèrent les voitures attelées, les conducteurs sur leur banquette, et les valets d’auberge, fort satisfaits des libéralités de M. Mayer, s’empressant autour de lui pour le servir jusqu’au dernier moment. Dans un intervalle de silence, au milieu de cette agitation, Consuelo entendit un gémissement qui semblait partir du milieu de la cour. Elle se retourna vers Joseph, qui n’avait rien remarqué ; et ce gémissement s’étant répété une seconde fois, elle sentit un frisson courir dans ses

  1. Surnom que les Italiens donnaient à Jean-Adolphe Hasse, qui était Saxon.