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CONSUELO.

folies. Mais à peine avait-il achevé son conte, que cinq ou six jeunes gens qui l’entouraient ont pris le parti de la jeune personne ; et c’est ainsi que j’ai appris la vérité. C’était à qui louerait la beauté, la grâce, la pudeur, l’esprit et l’incomparable talent de la Porporina. Tous approuvaient la passion du comte Albert pour elle, enviaient son bonheur, et admiraient le vieux comte d’avoir consenti à cette union. Le docteur Wetzélius a été traité de radoteur et d’insensé ; et comme on parlait de la grande estime de maître Porpora pour une élève à laquelle il a voulu donner son nom, je me suis mis dans la tête d’aller à Riesenburg, de me jeter aux pieds de la future ou peut-être de la nouvelle comtesse (car on dit que le mariage a été déjà célébré, mais qu’on le tient encore secret pour ne pas indisposer la cour), et de lui raconter mon histoire, pour obtenir d’elle la faveur de devenir l’élève de son illustre maître. »

Consuelo resta quelques instants pensive ; les dernières paroles de Joseph à propos de la cour l’avaient frappée. Mais revenant bientôt à lui :

« Mon enfant, lui dit-elle, n’allez point à Riesenburg, vous n’y trouveriez pas la Porporina. Elle n’est point mariée avec le comte de Rudolstadt, et rien n’est moins assuré que ce mariage-là. Il en a été question, il est vrai, et je crois que les fiancés étaient dignes l’un de l’autre ; mais la Porporina, quoiqu’elle eût pour le comte Albert une amitié solide, une estime profonde et un respect sans bornes, n’a pas cru devoir se décider légèrement à une chose aussi sérieuse. Elle a pesé, d’une part, le tort qu’elle ferait à cette illustre famille, en lui faisant perdre les bonnes grâces et peut-être la protection de l’impératrice, en même temps que l’estime des autres seigneurs et la considération de tout le pays ; de l’autre, le mal qu’elle se ferait à elle-même, en renonçant à exercer l’art divin qu’elle avait étudié avec passion et embrassé avec courage. Elle s’est dit que le sacrifice était grand de part et d’autre, et qu’avant de s’y jeter tête baissée, elle devait consulter le Porpora, et donner au jeune comte le temps de savoir si sa passion résisterait à l’absence ; de sorte qu’elle est partie pour Vienne à l’improvisle, à pied, sans guide et presque sans argent, mais avec l’espérance de rendre le repos et la raison à celui qui l’aime, et n’emportant, de toutes les richesses qui lui étaient offertes, que le témoignage de sa conscience et la fierté de sa condition d’artiste.

— Oh ! c’est une véritable artiste, en effet ! c’est une forte tête et une âme noble, si elle a agi ainsi ! s’écria Joseph en fixant ses yeux brillants sur Consuelo ; et si je ne me trompe pas, c’est à elle que je parle, c’est devant elle que je me prosterne.

— C’est elle qui vous tend la main et qui vous offre son amitié, ses conseils et son appui auprès du Porpora ; car nous allons faire route ensemble, à ce que je vois ; et si Dieu nous protège, comme il nous a protégés jusqu’ici l’un et l’autre, comme il protège tous ceux qui ne se reposent qu’en lui, nous serons bientôt à Vienne, et nous prendrons les leçons du même maître.

— Dieu soit loué ! s’écria Haydn en pleurant de joie, et en levant les bras au ciel avec enthousiasme ; je devinais bien, en vous regardant dormir, qu’il y avait en vous quelque chose de surnaturel, et que ma vie, mon avenir, étaient entre vos mains. »

LXVI.

Quand les deux jeunes gens eurent fait une plus ample connaissance, en revenant de part et d’autre sur les détails de leur situation dans un entretien amical, ils songèrent aux précautions et aux arrangements à prendre pour retourner à Vienne. La première chose qu’ils firent fut de tirer leurs bourses et de compter leur argent. Consuelo était encore la plus riche des deux ; mais leurs fonds réunis pouvaient fournir de quoi faire agréablement la route à pied, sans souffrir de la faim et sans coucher à la belle étoile, il ne fallait pas songer à autre chose, et Consuelo en avait déjà pris son parti. Cependant, malgré la gaieté philosophique qu’elle montrait à cet égard, Joseph était soucieux et pensif.

« Qu’avez-vous ? lui dit-elle ; vous craignez peut-être l’embarras de ma compagnie. Je gage pourtant que je marche mieux que vous.

— Vous devez tout faire mieux que moi, répondit-il ; ce n’est pas là ce qui m’inquiète. Mais je m’attriste et je m’épouvante quand je songe que vous êtes jeune et belle, et que tous les regards vont s’attacher sur vous avec convoitise, tandis que je suis si petit et si chétif que, bien résolu à me faire tuer pour vous, je n’aurai peut-être pas la force de vous préserver.

— À quoi allez-vous songer, mon pauvre enfant ? Si j’étais assez belle pour fixer les regards des passants, je pense qu’une femme qui se respecte sait imposer toujours par sa contenance…

— Que vous soyez laide ou belle, jeune ou sur le retour, effrontée ou modeste, vous n’êtes pas en sûreté sur ces routes couvertes de soldats et de vauriens de toute espèce. Depuis que la paix est faite, le pays est inondé de militaires qui retournent dans leurs garnisons, et surtout de ces volontaires aventuriers qui, se voyant licenciés, et ne sachant plus où trouver fortune, se mettent à piller les passants, à rançonner les campagnes, et à traiter les provinces en pays conquis. Notre pauvreté nous met à l’abri de leur talent de ce côté-là ; mais il suffit que vous soyez femme pour éveiller leur brutalité. Je pense sérieusement à changer de route ; et, au lieu de nous en aller par Piseck et Budweiss, qui sont des places de guerre offrant un continuel prétexte au passage des troupes licenciées et autres qui ne valent guère mieux, nous ferons bien de descendre le cours de la Moldaw, en suivant les gorges de montagnes à peu près désertes, où la cupidité et les brigandages de ces messieurs ne trouvent rien qui puisse les amorcer. Nous côtoierons la rivière jusque vers Reichenau, et nous entrerons tout de suite en Autriche par Freistadt. Une fois sur les terres de l’Empire, nous serons protégés par une police moins impuissante que celle de la Bohême.

— Vous connaissez donc cette route-là ?

— Je ne sais pas même s’il y en a une ; mais j’ai une petite carte dans ma poche, et j’avais projeté, en quittant Pilsen, d’essayer de m’en revenir par les montagnes, afin de changer et de voir du pays.

— Eh bien soit ! votre idée me paraît bonne, dit Consuelo en regardant la carte que Joseph venait d’ouvrir. Il y a partout des sentiers pour les piétons et des chaumières pour recueillir les gens sobres et à court d’argent. Je vois là, en effet, une chaîne de montagnes qui nous conduit jusqu’à la source de la Moldaw, et qui continue le long du fleuve.

— C’est le plus grand Bœhmer-Wald, dont les cimes les plus élevées se trouvent là et servent de frontière entre la Bavière et la Bohême. Nous le rejoindrons facilement en nous tenant toujours sur ces hauteurs ; elles nous indiquent qu’à droite et à gauche sont les vallées qui descendent vers les deux provinces. Puisque, Dieu merci, je n’ai plus affaire à cet introuvable château des Géants, je suis sûr de vous bien diriger, et de ne pas vous faire faire plus de chemin qu’il ne faut.

— En route donc ! dit Consuelo ; je me sens tout à fait reposée. Le sommeil et votre bon pain m’ont rendu mes forces, et je peux encore faire au moins deux milles aujourd’hui. D’ailleurs j’ai hâte de m’éloigner de ces environs, où je crains toujours de rencontrer quelque visage de connaissance.

— Attendez, dit Joseph ; j’ai une idée singulière qui me trotte par la cervelle.

— Voyons-la.

— Si vous n’aviez pas de répugnance à vous habiller en homme, votre incognito serait assuré, et vous échapperiez à toutes les mauvaises suppositions qu’on pourra faire dans nos gîtes sur le compte d’une jeune fille voyageant seule avec un jeune garçon.

— L’idée n’est pas mauvaise, mais vous oubliez que nous ne sommes pas assez riches pour faire des emplettes. Où trouverais-je d’ailleurs des habits à ma taille ?