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CONSUELO.

rien n’ont rien qui les menace, et les misérables ne se font pas la guerre entre eux ? » Elle était encore jeune et belle dans ce temps-là ! est-ce que je l’ai jamais vue insultée par les passants ? Les plus méchants hommes respectent les êtres sans défense. Et comment font tant de pauvres filles mendiantes qui courent les chemins, et qui n’ont que la protection de Dieu ? Serais-je comme ces demoiselles qui n’osent faire un pas dehors sans croire que tout l’univers, enivré de leurs charmes, va se mettre à les poursuivre ! Est-ce à dire que parce qu’on est seule, et les pieds sur la terre commune, on doit être avilie, et renoncer à l’honneur quand on n’a pas le moyen de s’entourer de gardiens ? D’ailleurs ma mère était forte comme un homme ; elle se serait défendue comme un lion. Ne puis-je pas être courageuse et forte, moi qui n’ai dans les veines que du bon sang plébéien ? Est-ce qu’on ne peut pas toujours se tuer quand on est menacée de perdre plus que la vie ? Et puis, je suis encore dans un pays tranquille, dont les habitants sont doux et charitables ; et quand je serai sur des terres inconnues, j’aurai bien du malheur si je ne rencontre pas, à l’heure du danger, quelqu’un de ces êtres droits et généreux, comme Dieu en place partout pour servir de providence aux faibles et aux opprimés. Allons ! du courage. Pour aujourd’hui je n’ai à lutter que contre la faim. Je ne veux entrer dans une cabane, pour acheter du pain, qu’à la fin de cette journée, quand il fera sombre et que je serai bien loin, bien loin. Je connais la faim, et je sais y résister, malgré les éternels festins auxquels on voulait m’habituer à Riesenburg. Une journée est bientôt passée. Quand la chaleur sera venue, et mes jambes épuisées, je me rappellerai l’axiome philosophique que j’ai si souvent entendu dans mon enfance : « Qui dort dîne. » Je me cacherai dans quelque trou de rocher, et je te ferai bien voir, ô ma pauvre mère qui veilles sur moi et voyages invisible à mes côtés, à cette heure, que je sais encore faire la sieste sans sofa et sans coussins ! »

Tout en devisant ainsi avec elle-même, la pauvre enfant oubliait un peu ses peines de cœur. Le sentiment d’une grande victoire remportée sur elle-même lui faisait déjà paraître Anzoleto moins redoutable. Il lui semblait même qu’à partir du moment où elle avait déjoué ses séductions, elle sentait son âme allégée de ce funeste attachement ; et, dans les travaux de son projet romanesque, elle trouvait une sorte de gaieté mélancolique, qui lui faisait répéter tout bas à chaque instant : « Mon corps souffre, mais il sauve mon âme. L’oiseau qui ne peut se défendre a des ailes pour se sauver, et, quand il est dans les plaines de l’air, il se rit des pièges et des embûches. »

Le souvenir d’Albert, l’idée de son effroi et de sa douleur, se présentaient différemment à l’esprit de Consuelo ; mais elle combattait de toute sa force l’attendrissement qui la gagnait à cette pensée. Elle avait formé la résolution de repousser son image, tant qu’elle ne se serait pas mise à l’abri d’un repentir trop prompt et d’une tendresse imprudente.

« Cher Albert, ami sublime, disait-elle, je ne puis m’empêcher de soupirer profondément quand je me représente ta souffrance ! Mais c’est à Vienne seulement que je m’arrêterai à la partager et à la plaindre. C’est à Vienne que je permettrai à mon cœur de me dire combien il te vénère et te regrette ! »

« Allons, en marche ! » se dit Consuelo en essayant de se lever. Mais deux ou trois fois elle tenta en vain d’abandonner cette fontaine si sauvage et si jolie, dont le doux bruissement semblait l’inviter à prolonger les instants de son repos. Le sommeil, qu’elle avait voulu remettre à l’heure de midi, appesantissait ses paupières ; et la faim, qu’elle n’était plus habituée à supporter aussi bien qu’elle s’en flattait, la jetait dans une irrésistible défaillance. Elle voulait en vain se faire illusion à cet égard. Elle n’avait presque rien mangé la veille ; trop d’agitations et d’anxiétés ne lui avaient pas permis d’y songer. Un voile s’étendait sur ses yeux ; une sueur froide et pénible alanguissait tout son corps. Elle céda à la fatigue sans en avoir conscience ; et tout en formant une dernière résolution de se relever et de reprendre sa marche, ses membres s’affaissèrent sur l’herbe, sa tête retomba sur son petit paquet de voyage, et elle s’endormit profondément. Le soleil, rouge et chaud, comme il est parfois dans ces courts étés de Bohême, montait gaiement dans le ciel ; la fontaine bouillonnait sur les cailloux, comme si elle eût voulu bercer de sa chanson monotome le sommeil de la voyageuse, et les oiseaux voltigeaient en chantant aussi leurs refrains babillards au-dessus de sa tête.

LXIV.

Il y avait presque trois heures que l’oublieuse fille reposait ainsi, lorsqu’un autre bruit que celui de la fontaine et des oiseaux jaseurs la tira de sa léthargie. Elle entr’ouvrit les yeux sans avoir la force de se relever, sans comprendre encore où elle était, et vit à deux pas d’elle un homme courbé sur les rochers, occupé à boire à la source comme elle avait fait elle-même, sans plus de cérémonie et de recherche que de placer sa bouche au courant de l’eau. Le premier sentiment de Consuelo fut la frayeur ; mais le second coup d’œil jeté sur l’hôte de sa retraite lui rendit la confiance. Car, soit qu’il eût déjà regardé à loisir les traits de la voyageuse durant son sommeil, soit qu’il ne prît pas grand intérêt à cette rencontre, il ne paraissait pas faire beaucoup d’attention à elle. D’ailleurs, c’était moins un homme qu’un enfant ; il paraissait âgé de quinze ou seize ans tout au plus, était fort petit, maigre, extrêmement jaune et hâlé, et sa figure, qui n’était ni belle ni laide, n’annonçait rien dans cet instant qu’une tranquille insouciance.

Par un mouvement instinctif, Consuelo ramena son voile sur sa figure, et ne changea pas d’attitude, pensant que si le voyageur ne s’occupait pas d’elle plus qu’il ne semblait disposé à le faire, il valait mieux feindre de dormir que de s’attirer des questions embarrassantes. À travers son voile, elle ne perdait cependant pas un des mouvements de l’inconnu, attendant qu’il reprit son bissac et son bâton déposés sur l’herbe, et qu’il continuât son chemin.

Mais elle vit bientôt qu’il était résolu à se reposer aussi, et même à déjeuner, car il ouvrit son petit sac de pèlerin, et en tira un gros morceau de pain bis, qu’il se mit à couper avec gravité et à ronger à belles dents, tout en jetant de temps en temps sur la dormeuse un regard assez timide, et en prenant le soin de ne pas faire de bruit en ouvrant et en fermant son couteau à ressort, comme s’il eût craint de la réveiller en sursaut. Cette marque de déférence rendit une pleine confiance à Consuelo, et la vue de ce pain que son compagnon mangeait de si bon cœur, réveilla en elle les angoisses de la faim. Après s’être bien assurée, à la toilette délabrée de l’enfant et à sa chaussure poudreuse, que c’était un pauvre voyageur étranger au pays, elle jugea que la Providence lui envoyait un secours inespéré, dont elle devait profiter. Le morceau de pain était énorme, et l’enfant pouvait, sans rabattre beaucoup de son appétit, lui en céder une petite portion. Elle se releva donc, affecta de se frotter les yeux comme si elle s’éveillait à l’instant même, et regarda le jeune gars d’un air assuré, afin de lui imposer, au cas où il perdrait le respect dont jusque là il avait fait preuve.

Cette précaution n’était pas nécessaire. Dès qu’il vit la dormeuse debout, l’enfant se troubla un peu, baissa les yeux, les releva avec effort à plusieurs reprises, et enfin, enhardi par la physionomie de Consuelo qui demeurait irrésistiblement bonne et sympathique, en dépit du soin qu’elle prenait de la composer, il lui adressa la parole d’un son de voix si doux et si harmonieux, que la jeune musicienne fut subitement impressionnée en sa faveur.

« Eh bien, Mademoiselle, lui dit-il en souriant, vous