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CONSUELO.

lui donne des craintes, et il va me gronder. Je l’ai mérité peut-être, et j’accepterai le sermon, ne pouvant répondre avec sincérité aux questions qui me seraient faites sur le compte d’Albert. Voici une rude journée ; et si j’en passe beaucoup de pareilles, je ne pourrai plus disputer la palme du chant aux jalouses maîtresses d’Anzoleto. Je me sens la poitrine en feu et la gorge desséchée. »

Le comte Christian revint bientôt vers elle. Il était calme, et sa pâle figure portait le témoignage d’une victoire remportée en vue d’une noble intention.

« Ma fille, dit-il à Consuelo en se rasseyant auprès d’elle, après l’avoir forcée de garder le fauteuil somptueux quelle voulait lui céder, et sur lequel elle trônait malgré elle d’un air craintif : il est temps que je réponde par ma franchise à celle que vous m’avez témoignée. Consuelo, mon fils vous aime. »

Consuelo rougit et pâlit tour à tour. Elle essaya de répondre. Christian l’interrompit.

« Ce n’est pas une question que je vous fais, dit-il ; je n’en aurais pas le droit, et vous n’auriez peut-être pas celui d’y répondre ; car je sais que vous n’avez encouragé en aucune façon les espérances d’Albert. Il m’a tout dit ; et je crois en lui, parce qu’il n’a jamais menti, ni moi non plus.

— Ni moi non plus, dit Consuelo en levant les yeux au ciel avec l’expression de la plus candide fierté. Le comte Albert a dû vous dire, monseigneur…

— Que vous aviez repoussé toute idée d’union avec lui.

— Je le devais. Je savais les usages et les idées du monde ; je savais que je n’étais pas faite pour être la femme du comte Albert, par la seule raison que je ne m’estime l’inférieure de personne devant Dieu, et que je ne voudrais recevoir de grâce et de faveur de qui que ce soit devant les hommes.

— Je connais votre juste orgueil, Consuelo. Je le trouverais exagéré, si Albert n’eût dépendu que de lui-même ; mais dans la croyance où vous étiez que je n’approuverais jamais une telle union, vous avez dû répondre comme vous l’avez fait.

— Maintenant, monseigneur, dit Consuelo en se levant, je comprends le reste, et je vous supplie de m’épargner l’humiliation que je redoutais. Je vais quitter votre maison, comme je l’aurais déjà quittée si j’avais cru pouvoir le faire sans compromettre la raison et la vie du comte Albert, sur lesquelles j’ai eu plus d’influence que je ne l’aurais souhaité. Puisque vous savez ce qu’il ne m’était pas permis de vous révéler, vous pourrez veiller sur lui, empêcher les conséquences de cette séparation, et reprendre un soin qui vous appartient plus qu’à moi. Si je me le suis arrogé indiscrètement, c’est une faute que Dieu me pardonnera ; car il sait quelle pureté de sentiments m’a guidée en tout ceci.

— Je le sais, reprit le comte, et Dieu a parlé à ma conscience comme Albert avait parlé à mes entrailles. Restez donc assise, Consuelo, et ne vous hâtez pas de condamner mes intentions. Ce n’est point pour vous ordonner de quitter ma maison, mais pour vous supplier à mains jointes d’y rester toute votre vie, que je vous ai demandé de m’écouter.

— Toute ma vie ! répéta Consuelo en retombant sur son siège, partagée entre le bien que lui faisait cette réparation à sa dignité et l’effroi que lui causait une pareille offre. Toute ma vie ! Votre seigneurie ne songe pas à ce qu’elle me fait l’honneur de me dire.

— J’y ai beaucoup songé, ma fille, répondit le comte avec un sourire mélancolique, et je sens que je ne dois pas m’en repentir. Mon fils vous aime éperdument, vous avez tout pouvoir sur son âme. C’est vous qui me l’avez rendu, vous qui avez été le chercher dans un endroit mystérieux qu’il ne veut pas me faire connaître, mais où nulle autre qu’une mère ou une sainte, m’a-t-il dit, n’eût osé pénétrer. C’est vous qui avez risqué votre vie pour le sauver de l’isolement et du délire où il se consumait. C’est grâce à vous qu’il a cessé de nous causer, par ses absences, d’affreuses inquiétudes. C’est vous qui lui avez rendu le calme, la santé, la raison, en un mot. Car il ne faut pas se le dissimuler, mon pauvre enfant était fou, et il est certain qu’il ne l’est plus. Nous avons passé presque toute la nuit à causer ensemble, et il m’a montré une sagesse supérieure à la mienne. Je savais que vous deviez sortir avec lui ce matin. Je l’avais donc autorisé à vous demander ce que vous n’avez pas voulu écouter… Vous aviez peur de moi, chère Consuelo ! vous pensiez que le vieux Rudolstadt, encroûté dans ses préjugés nobiliaires, aurait honte de vous devoir son fils. Eh bien, vous vous trompiez. Le vieux Rudolstadt a eu de l’orgueil et des préjugés sans doute ; il en a peut-être encore, il ne veut pas se farder devant vous ; mais il les abjure, et, dans l’élan d’une reconnaissance sans bornes, il vous remercie de lui avoir rendu son dernier, son seul enfant ! »

En parlant ainsi, le comte Christian prit les deux mains de Consuelo dans les siennes, et les couvrit de baisers en les arrosant de larmes.

LIX.

Consuelo fut vivement attendrie d’une démonstration qui la réhabilitait à ses propres yeux et tranquillisait sa conscience. Jusqu’à ce moment, elle avait eu souvent la crainte de s’être imprudemment livrée à sa générosité et à son courage ; maintenant elle en recevait la sanction et la récompense. Ses larmes de joie se mêlèrent à celles du vieillard, et ils restèrent longtemps trop émus l’un et l’autre pour continuer la conversation.

Cependant Consuelo ne comprenait pas encore la proposition qui lui était faite, et le comte, croyant s’être assez expliqué, regardait son silence et ses pleurs comme des signes d’adhésion et de reconnaissance.

« Je vais, lui dit-il enfin, amener mon fils à vos pieds, afin qu’il joigne ses bénédictions aux miennes en apprenant l’étendue de son bonheur.

— Arrêtez, monseigneur ! dit Consuelo tout interdite de cette précipitation. Je ne comprends pas ce que vous exigez de moi. Vous approuvez l’affection que le comte Albert m’a témoignée et le dévouemont que j’ai eu pour lui. Vous m’accordez votre confiance, vous savez que je ne la trahirai pas ; mais comment puis-je m’engager à consacrer toute ma vie à une amitié d’une nature si délicate ? Je vois bien que vous comptez sur le temps et sur ma raison pour maintenir la santé morale de votre noble fils, et pour calmer la vivacité de son attachement pour moi. Mais j’ignore si j’aurai longtemps cette puissance ; et d’ailleurs, quand même ce ne serait pas une intimité dangereuse pour un homme aussi exalté, je ne suis pas libre de consacrer mes jours à cette tâche glorieuse. Je ne m’appartiens pas !

— Ô ciel ! que dites-vous, Consuelo ? Vous ne m’avez donc pas compris ? ou vous m’avez trompé en me disant que vous étiez libre, que vous n’aviez ni attachement de cœur, ni engagement, ni famille ?

— Mais, monseigneur, reprit Consuelo stupéfaite, j’ai un but, une vocation, un état. J’appartiens à l’art auquel je me suis consacrée dès mon enfance.

— Que dites vous, grand Dieu ! Vous voulez retourner au théâtre ?

— Cela, je l’ignore, et j’ai dit la vérité en affirmant que mon désir ne m’y portait pas. Je n’ai encore éprouvé que d’horribles souffrances dans cette carrière orageuse ; mais je sens pourtant que je serais téméraire si je m’engageais à y renoncer. Ç’a été ma destinée, et peut-être ne peut-on pas se soustraire à l’avenir qu’on s’est tracé. Que je remonte sur les planches, ou que je donne des leçons et des concerts, je suis, je dois être cantatrice. À quoi serais-je bonne, d’ailleurs ? ou trouverais-je de l’indépendance ? à quoi occuperais-je mon esprit rompu au travail, et avide de ce genre d’émotion ?

— Ô Consuelo, Consuelo ! s’écria le comte Christian avec douleur, tout ce que vous dites là est vrai ! Mais je pensais que vous aimiez mon fils, et je vois maintenant que vous ne l’aimez pas !

— Et si je venais à l’aimer avec la passion qu’il fau-