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CONSUELO.

— Enfin, reprit-il, vous n’avez engagé votre foi à personne, vous êtes parfaitement libre ?

— Pardon, monseigneur ; j’avais engagé ma foi, avec le consentement et même d’après l’ordre de ma mère mourante, à un jeune garçon que j’aimais depuis l’enfance, et dont j’ai été la fiancée jusqu’au moment où j’ai quitté Venise.

— Ainsi donc, vous êtes engagée ? dit le comte avec un singulier mélange de chagrin et de satisfaction.

— Non, monseigneur, je suis parfaitement libre, répondit Consuelo. Celui que j’aimais a indignement trahi sa foi, et je l’ai quitté pour toujours.

— Ainsi, vous l’avez aimé ? dit le comte après une pause.

— De toute mon âme, il est vrai.

— Et… peut-être que vous l’aimez encore ?…

— Non, monseigneur, cela est impossible.

— Vous n’auriez aucun plaisir à le revoir ?

— Sa vue ferait mon supplice.

— Et vous n’avez jamais permis… il n’aurait pas osé… Mais vous direz que je deviens offensant et que j’en veux trop savoir !

— Je vous comprends, monseigneur ; et, puisque je suis appelée à me confesser, comme je ne veux point surprendre votre estime, je vous mettrai à même de savoir, à un iota près, si je la mérite ou non. Il s’est permis bien des choses, mais il n’a osé que ce que j’ai permis. Ainsi, nous avons souvent bu dans la même tasse, et reposé sur le même banc. Il a dormi dans ma chambre pendant que je disais mon chapelet. Il m’a veillée pendant que j’étais malade. Je ne me gardais pas avec crainte. Nous étions toujours seuls, nous nous aimions, nous devions nous marier, nous nous respections l’un l’autre. J’avais juré à ma mère d’être ce qu’on appelle une fille sage. J’ai tenu parole, si c’est être sage que de croire à un homme qui doit nous tromper, et de donner sa confiance, son affection, son estime, à qui ne mérite rien de tout cela. C’est lorsqu’il a voulu cesser d’être mon frère, sans devenir mon mari, que j’ai commencé à me défendre. C’est lorsqu’il m’a été infidèle que je me suis applaudie de m’être bien défendue. Il ne tient qu’à cet homme sans honneur de se vanter du contraire ; cela n’est pas d’une grande importance pour une pauvre fille comme moi. Pourvu que je chante juste, on ne m’en demandera pas davantage. Pourvu que je puisse baiser sans remords le crucifix sur lequel j’ai juré à ma mère d’être chaste, je ne me tourmenterai pas beaucoup de ce qu’on pensera de moi. Je n’ai pas de famille à faire rougir, pas de frères, pas de cousins à faire battre pour moi…

— Pas de frères ? Vous en avez un ! »

Consuelo se sentit prête à confier au vieux comte toute la vérité sous le sceau du secret. Mais elle craignit d’être lâche en cherchant hors d’elle-même un refuge contre celui qui l’avait menacée lâchement. Elle pensa qu’elle seule devait avoir la fermeté de se défendre et de se délivrer d’Anzoleto. Et d’ailleurs la générosité de son cœur recula devant l’idée de faire chasser par son hôte l’homme qu’elle avait si religieusement aimé. Quelque politesse que le comte Christian dût savoir mettre à reconduire Anzoleto, quelque coupable que fût ce dernier, elle ne se sentit pas le courage de le soumettre à une si grande humiliation. Elle répondit donc à la question du vieillard, qu’elle regardait son frère comme un écervelé, et n’avait pas l’habitude de le traiter autrement que comme un enfant.

« Mais ce n’est pas un mauvais sujet ? dit le comte.

— C’est peut-être un mauvais sujet, répondit-elle. J’ai avec lui le moins de rapports possible ; nos caractères et notre manière de voir sont très-différents. Votre seigneurie a pu remarquer que je n’étais pas fort pressée de le retenir ici.

— Il en sera ce que vous voudrez, mon enfant ; je vous crois pleine de jugement. Maintenant que vous m’avez tout confié avec un si noble abandon…

— Pardon, monseigneur, dit Consuelo ; je ne vous ai pas dit tout ce qui me concerne, car vous ne me l’avez pas demandé. J’ignore le motif de l’intérêt que vous daignez prendre aujourd’hui à mon existence. Je présume que quelqu’un a parlé de moi ici d’une manière plus ou moins défavorable, et que vous voulez savoir si ma présence ne déshonore pas votre maison. Jusqu’ici, comme vous ne m’aviez interrogée que sur des choses très-superficielles, j’aurais cru manquer à la modestie qui convient à mon rôle en vous entretenant de moi sans votre permission ; mais puisque vous paraissez vouloir me connaître à fond, je dois vous dire une circonstance qui me fera peut-être du tort dans votre esprit. Non-seulement il serait possible, comme vous l’avez souvent présumé (et quoique je n’en aie nulle envie maintenant), que je vinsse à embrasser la carrière du théâtre ; mais encore il est avéré que j’ai débuté à Venise, à la saison dernière, sous le nom de Consuelo… On m’avait surnommée la Zingarella, et tout Venise connaît ma figure et ma voix.

— Attendez donc ! s’écria le comte, tout étourdi de cette nouvelle révélation. Vous seriez cette merveille dont on a fait tant de bruit à Venise l’an dernier, et dont les gazettes italiennes ont fait mention plusieurs fois avec de si pompeux éloges ? La plus belle voix, le plus beau talent qui, de mémoire d’homme, se soit révélé…

— Sur le théâtre de San-Samuel, monseigneur. Ces éloges sont sans doute bien exagérés ; mais il est un fait incontestable, c’est que je suis cette même Consuelo, que j’ai chanté dans plusieurs opéras, que je suis actrice, en un mot, ou, comme on dit plus poliment, cantatrice. Voyez maintenant si je mérite de conserver votre bienveillance.

— Voilà des choses bien extraordinaires et un destin bizarre ! dit le comte absorbé dans ses réflexions. Avez-vous dit tout cela ici à… à quelque autre que moi, mon enfant ?

— J’ai à peu près tout dit au comte votre fils, monseigneur, quoique je ne sois pas entrée dans les détails que vous venez d’entendre.

— Ainsi, Albert connaît votre extraction, votre ancien amour, votre profession ?

— Oui, monseigneur.

— C’est bien, ma chère signora. Je ne puis trop vous remercier de l’admirable loyauté de votre conduite à notre égard, et je vous promets que vous n’aurez pas lieu de vous en repentir. Maintenant, Consuelo… (oui, je me souviens que c’est le nom qu’Albert vous a donné dès le commencement, lorsqu’il vous parlait espagnol), permettez-moi de me recueillir un peu. Je me sens fort ému. Nous avons encore bien des choses à nous dire, mon enfant, et il faut que vous me pardonniez un peu de trouble à l’approche d’une décision aussi grave. Faites-moi la grâce de m’attendre ici un instant. »

Il sortit, et Consuelo, le suivant des yeux, le vit, à travers les portes dorées garnies de glaces, entrer dans son oratoire et s’y agenouiller avec ferveur.

En proie à une vive agitation, elle se perdait en conjectures sur la suite d’un entretien qui s’annonçait avec tant de solennité. D’abord, elle avait pensé qu’en l’attendant, Anzoleto, dans son dépit, avait déjà fait ce dont il l’avait menacée ; qu’il avait causé avec le chapelain ou avec Hanz, et que la manière dont il avait parlé d’elle avait élevé de graves scrupules dans l’esprit de ses hôtes. Mais le comte Christian ne savait pas feindre, et jusque-là son maintien et ses discours annonçaient un redoublement d’affection plutôt que l’invasion de la défiance. D’ailleurs, la franchise de ses réponses l’avait frappé comme auraient pu faire des révélations inattendues ; la dernière surtout avait été un coup de foudre. Et maintenant il priait, il demandait à Dieu de l’éclairer ou de le soutenir dans l’accomplissement d’une grande résolution. « Va-t-il me prier de partir avec mon frère ? va-t-il m’offrir de l’argent ? se demandait-elle. Ah ! que Dieu me préserve de cet outrage ! Mais non ! cet homme est trop délicat, trop bon pour songer à m’humilier. Que voulait-il donc me dire d’abord, et que va-t-il me dire maintenant ? Sans doute ma longue promenade avec son fils