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CONSUELO.

et offensé de tant de calme. Mais ne pense pas que tu puisses me chasser ainsi. Il est possible que mon arrivée te gêne, et que ma présence te pèse. Je sais fort bien que tu veux sacrifier le souvenir de notre amour à l’ambition du rang et de la fortune. Mais il n’en sera pas ainsi. Je m’attache à toi ; et si je te perds, ce ne sera pas sans avoir lutté. Je te rappellerai le passé, et je le ferai devant tous tes nouveaux amis, si tu m’y contrains. Je te redirai les serments que tu m’as faits au chevet du lit de ta mère expirante, et que tu m’as renouvelés cent fois sur sa tombe et dans les églises, quand nous allions nous agenouiller dans la foule tout près l’un de l’autre, pour écouter la belle musique et nous parler tout bas. Je rappellerai humblement à toi seule, prosterné devant toi, des choses que tu ne refuseras pas d’entendre ; et si tu le fais, malheur à nous deux ! Je dirai devant ton nouvel amant des choses qu’il ne sait pas ! Car ils ne savent rien de toi ; ils ne savent même pas que tu as été comédienne. Eh bien, et je le leur apprendrai, et nous verrons si le noble comte Albert retrouvera la raison pour te disputer à un comédien, ton ami, ton égal, ton fiancé, ton amant. Ah ! ne me pousse pas au désespoir, Consuelo ! ou bien…

— Des menaces ! Enfin, je vous retrouve et vous reconnais, Anzoleto, dit la jeune fille indignée. Eh bien, je vous aime mieux ainsi, et je vous remercie d’avoir levé le masque. Oui, grâces au ciel, je n’aurai plus ni regret ni pitié de vous. Je vois ce qu’il y a de fiel dans votre cœur, de bassesse dans votre caractère, et de haine dans votre amour. Allez, satisfaites votre dépit. Vous me rendrez service ; mais, à moins que vous ne soyez aussi aguerri à la calomnie que vous l’êtes à l’insulte, vous ne pourrez rien dire de moi dont j’aie à rougir. »

En parlant ainsi, elle se dirigea vers la porte, l’ouvrit, et allait sortir, lorsqu’elle se trouva en face du comte Christian. À l’aspect de ce vénérable vieillard, qui s’avançait d’un air affable et majestueux, après avoir baisé la main de Consuelo, Anzoleto, qui s’était élancé pour retenir cette dernière de gré ou de force, recula intimidé, et perdit l’audace de son maintien.

LVIII.

« Chère signora, dit le vieux comte, pardonnez-moi de n’avoir pas fait un meilleur accueil à monsieur votre frère. J’avais défendu qu’on m’interrompît, parce que j’avais, ce matin, des occupations inusitées ; et on m’a trop bien obéi en me laissant ignorer l’arrivée d’un hôte qui est pour moi, comme pour toute ma famille, le bienvenu dans cette maison. Soyez certain, Monsieur, ajouta-t-il en s’adressant à Anzoleto, que je vois avec plaisir chez moi un aussi proche parent de notre bien-aimée Porporina. Je vous prie donc de rester ici et d’y passer tout le temps qui vous sera agréable. Je présume qu’après une longue séparation vous avez bien des choses à vous dire, et bien de la joie à vous trouver ensemble. J’espère que vous ne craindrez pas d’être indiscret, en goûtant à loisir un bonheur que je partage. »

Contre sa coutume, le vieux Christian parlait avec aisance à un inconnu. Depuis longtemps sa timidité s’était évanouie auprès de la douce Consuelo ; et, ce jour-là, son visage semblait éclairé d’un rayon de vie plus brillant qu’à l’ordinaire, comme ceux que le soleil épanche sur l’horizon à l’heure de son déclin. Anzoleto fut interdit devant cette sorte de majesté que la droiture et la sérénité de l’âme reflètent sur le front d’un vieillard respectable. Il savait courber le dos bien bas devant les grands seigneurs ; mais il les haïssait et les raillait intérieurement. Il n’avait eu que trop de sujets de les mépriser, dans le beau monde où il avait vécu depuis quelque temps. Jamais il n’avait vu encore une dignité si bien portée et une politesse aussi cordiale que celles du vieux châtelain de Riesenburg. Il se troubla en le remerciant, et se repentit presque d’avoir escroqué par une imposture l’accueil paternel qu’il en recevait. Il craignit surtout que Consuelo ne le dévoilât, en déclarant au comte qu’il n’était pas son frère. Il sentait que dans cet instant il n’eût pas été en son pouvoir de payer d’effronterie et de chercher à se venger.

« Je suis bien touchée de la bonté de monsieur le comte, répondit Consuelo après un instant de réflexion ; mais mon frère, qui en sent tout le prix, n’aura pas le bonheur d’en profiter. Des affaires pressantes l’appellent à Prague, et dans ce moment il vient de prendre congé de moi…

— Cela est impossible ! vous vous êtes à peine vus un instant, dit le comte.

— Il a perdu plusieurs heures à m’attendre, reprit-elle, et maintenant ses moments sont comptés. Il sait bien, ajouta-t-elle en regardant son prétendu frère d’un air significatif, qu’il ne peut pas rester une minute de plus ici. »

Cette froide insistance rendit à Anzoleto toute la hardiesse de son caractère et tout l’aplomb de son rôle.

« Qu’il en arrive ce qu’il plaira au diable…, je veux dire à Dieu ! dit-il en se reprenant ; mais je ne saurais quitter ma chère sœur aussi précipitamment que sa raison et sa prudence l’exigent. Je ne sais aucune affaire d’intérêt qui vaille un instant de bonheur ; et puisque monseigneur le comte me le permet si généreusement, j’accepte avec reconnaissance. Je reste ! Mes engagements avec Prague seront remplis un peu plus tard, voilà tout.

— C’est parler en jeune homme léger, repartit Consuelo offensée. Il y a des affaires où l’honneur parle plus haut que l’intérêt…

— C’est parler en frère, répliqua Anzoleto ; et toi tu parles toujours en reine, ma bonne petite sœur.

— C’est parler en bon jeune homme ! ajouta le vieux comte en tendant la main à Anzoleto. Je ne connais pas d’affaires qui ne puissent se remettre au lendemain. Il est vrai que l’on m’a toujours reproché mon indolence ; mais moi j’ai toujours reconnu qu’on se trouvait plus mal de la précipitation que de la réflexion. Par exemple, ma chère Porporina, il y a bien des jours, je pourrais dire bien des semaines, que j’ai une prière à vous faire, et j’ai tardé jusqu’à présent. Je crois que j’ai bien fait et que le moment est venu. Pouvez-vous m’accorder aujourd’hui l’heure d’entretien que je venais vous demander lorsque j’ai appris l’arrivée de monsieur votre frère ? Il me semble que cette heureuse circonstance est venue tout à point, et peut-être ne sera-t-il pas de trop dans la conférence que je vous propose.

— Je suis toujours et à toute heure aux ordres de votre seigneurie, répondit Consuelo. Quant à mon frère, c’est un enfant que je n’associe pas sans examen à mes affaires personnelles…

— Je le sais bien, reprit effrontément Anzoleto ; mais puisque monseigneur le comte m’y autorise, je n’ai pas besoin d’autre permission que la sienne pour entrer dans la confidence.

— Vous voudrez bien me laisser juge de ce qui convient à vous et à moi, répondit Consuelo avec hauteur. Monsieur le comte, je suis prête à vous suivre dans votre appartement, et à vous écouter avec respect.

— Vous êtes bien sévère avec ce bon jeune homme, qui a l’air si franc et si enjoué, » dit le comte en souriant ; puis, se tournant vers Anzeleto : « Ne vous impatientez pas, mon enfant, lui dit-il ; votre tour viendra. Ce que j’ai à dire à votre sœur ne peut pas vous être caché : et bientôt, j’espère, elle me permettra de vous mettre, comme vous dites, dans la confidence. »

Anzoleto eut l’impertinence de répondre à la gaieté expansive du vieillard en retenant sa main dans les siennes, comme s’il eut voulu s’attacher à lui, et surprendre le secret dont l’excluait Consuelo. Il n’eut pas le bon goût de comprendre qu’il devait au moins sortir du salon, pour épargner au comte la peine d’en sortir lui-même. Quand il s’y trouva seul, il frappa du pied avec colère, craignant que cette jeune fille, devenue si maîtresse d’elle-même, ne déconcertât tous ses plans et ne le fit éconduire en dépit de son habileté. Il eut envie de se glisser dans la maison, et d’aller écouter à toutes les portes, il sortit du salon dans ce dessein, erra dans les