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CONSUELO.

lant les études, les contemplations et les rêveries austères qui l’avaient lui-même conduit à l’ascétisme et à la superstition, dans des temps qu’il croyait plus éloignés qu’ils ne l’étaient en effet. En s’efforçant de rendre cette confession claire et naïve, il arriva à une lucidité d’esprit extraordinaire, parla de lui-même avec autant de sincérité et de jugement que s’il se fût agi d’un autre, et condamna les misères et les défaillances de sa propre raison comme s’il eût été depuis longtemps guéri de ces dangereuses atteintes. Il parlait avec tant de sagesse, qu’à part la notion du temps, qui semblait inappréciable pour lui dans le détail de sa vie présente (puisqu’il en vint à se blâmer de s’être cru autrefois Jean Ziska, Wratislaw, Podiebrad, et plusieurs autres personnages du passé, sans se rappeler qu’une demi-heure auparavant il était retombé dans cette aberration), il était impossible à Consuelo de ne pas reconnaître en lui un homme supérieur, éclairé de connaissances plus étendues et d’idées plus généreuses, et plus justes par conséquent, qu’aucun de ceux qu’elle avait rencontrés.

Peu à peu l’attention et l’intérêt avec lesquels elle l’écoutait, la vive intelligence qui brillait dans les grands yeux de cette jeune fille, prompte à comprendre, patiente à suivre toute étude, et puissante pour s’assimiler tout élément de connaissance élevée, animèrent Rudolstadt d’une conviction toujours plus profonde, et son éloquence devint saisissante. Consuelo, après quelques questions et quelques objections auxquelles il sut répondre heureusement, ne songea plus tant à satisfaire sa curiosité naturelle pour les idées, qu’à jouir de l’espèce d’enivrement d’admiration que lui causait Albert. Elle oublia tout ce qui l’avait émue dans la journée, et Anzoleto, et Zdenko, et les ossements qu’elle avait devant les yeux. Une sorte de fascination s’empara d’elle ; et le lieu pittoresque où elle se trouvait, avec ses cyprès, ses rochers terribles, et son autel lugubre, lui parut, à la lueur mouvante des torches, une sorte d’Élysée magique où se promenaient d’augustes et solennelles apparitions. Elle tomba, quoique bien éveillée, dans une espèce de somnolence de ces facultés d’examen qu’elle avait tenues un peu trop tendues pour son organisation poétique. N’entendant plus ce que lui disait Albert, mais plongée dans une extase délicieuse, elle s’attendrit à l’idée de ce Satan qu’il lui avait montré comme une grande idée méconnue, et que son imagination d’artiste reconstruisait comme une belle figure pâle et douloureuse, sœur de celle du Christ, et doucement penchée vers elle la fille du peuple et l’enfant proscrit de la famille universelle. Tout à coup elle s’aperçut qu’Albert ne lui parlait plus, qu’il ne tenait plus sa main, qu’il n’était plus assis à ses côtés, mais qu’il était debout à deux pas d’elle, auprès de l’ossuaire, et qu’il jouait sur son violon l’étrange musique dont elle avait été déjà surprise et charmée.

LV.

Albert fit chanter d’abord à son instrument plusieurs de ces cantiques anciens dont les auteurs sont ou inconnus chez nous, ou peut-être oubliés désormais en Bohême, mais dont Zdenko avait gardé la précieuse tradition, et dont le comte avait retrouvé la lettre à force d’études et de méditation. Il s’était tellement nourri l’esprit de ces compositions, barbares au premier abord, mais profondément touchantes et vraiment belles pour un goût sérieux et éclairé, qu’il se les était assimilées au point de pouvoir improviser longtemps sur l’idée de ces motifs, y mêler ses propres idées, reprendre et développer le sentiment primitif de la composition, et s’abandonner à son inspiration personnelle, sans que le caractère original, austère et frappant, de ces chants antiques fût altéré par son interprétation ingénieuse et savante. Consuelo s’était promis d’écouter et de retenir ces précieux échantillons de l’ardent génie populaire de la vieille Bohême. Mais tout esprit d’examen lui devint bientôt impossible, tant à cause de la disposition rêveuse où elle se trouvait, qu’à cause du vague répandu dans cette musique étrangère à son oreille.

Il y a une musique qu’on pourrait appeler naturelle, parce qu’elle n’est point le produit de la science et de la réflexion, mais celui d’une inspiration qui échappe à la rigueur des règles et des conventions. C’est la musique populaire : c’est celle des paysans particulièrement. Que de belles poésies naissent, vivent, et meurent chez eux, sans avoir jamais eu les honneurs d’une notation correcte, et sans avoir daigné se renfermer dans la version absolue d’un thème arrêté ! L’artiste inconnu qui improvise sa rustique ballade en gardant ses troupeaux, ou en poussant le soc de sa charrue (et il en est encore, même dans les contrées qui paraissent les moins poétiques), s’astreindra difficilement à retenir et à fixer ses fugitives idées. Il communique cette ballade aux autres musiciens, enfants comme lui de la nature, et ceux-ci la colportent de hameau en hameau, de chaumière en chaumière, chacun la modifiant au gré de son génie individuel. C’est pour cela que ces chansons et ces romances pastorales, si piquantes de naïveté ou si profondes de sentiment, se perdent pour la plupart, et n’ont guère jamais plus d’un siècle d’existence dans la mémoire des paysans. Les musiciens formés aux règles de l’art ne s’occupent point assez de les recueillir. La plupart les dédaignent, faute d’une intelligence assez pure et d’un sentiment assez élevé pour les comprendre ; d’autres se rebutent de la difficulté qu’ils rencontrent aussitôt qu’ils veulent trouver cette véritable et primitive version, qui n’existe déjà peut-être plus pour l’auteur lui-même, et qui certainement n’a jamais été reconnue comme un type déterminé et invariable par ses nombreux interprètes. Les uns l’ont altérée par ignorance ; les autres l’ont développée, ornée, ou embellie par l’eflet de leur supériorité, parce que l’enseignement de l’art ne leur a point appris à en refouler les instincts. Ils ne savent point eux-mêmes qu’ils ont transformé l’œuvre primitive, et leurs naïfs auditeurs ne s’en aperçoivent pas davantage. Le paysan n’examine ni ne compare. Quand le ciel l’a fait musicien, il chante à la manière des oiseaux, du rossignol surtout dont l’improvisation est continuelle, quoique les éléments de son chant varié à l’infini soient toujours les mêmes. D’ailleurs le génie du peuple est d’une fécondité sans limite[1]. Il n’a pas besoin d’enregistrer ses productions ; il produit sans se reposer, comme la terre qu’il cultive ; il crée à toute heure, comme la nature qui l’inspire.

Consuelo avait dans le cœur tout ce qu’il faut y avoir de candeur, de poésie et de sensibilité, pour comprendre la musique populaire et pour l’aimer passionnément. En cela elle était grande artiste, et les théories savantes qu’elle avait approfondies n’avaient rien ôté à son génie de cette fraîcheur et de cette suavité qui est le trésor de l’inspiration et la jeunesse de l’âme. Elle avait dit quelquefois à Anzoleto, en cachette du Porpora, qu’elle aimait mieux certaines barcarolles des pêcheurs de l’Adriatique que toute la science de Padre Martini et de

  1. Si vous écoutez attentivement les joueurs de cornemuse qui font le métier de ménétriers dans nos campagnes du centre de la France, vous verrez qu’ils ne savent pas moins de deux ou trois cents compositions du même genre et du même caractère, mais qui ne sont jamais empruntées les unes aux autres ; et vous vous assurerez qu’en moins de trois ans, ce répertoire immense est entièrement renouvelé. J’ai eu dernièrement avec un de ces ménestrels ambulants la conversation suivante : « Vous avez appris un peu de musique ? — Certainement j’ai appris à jouer de la cornemuse à gros bourdon, et de la musette à clefs. — Où avez-vous pris des leçons ? — En Bourbonnais, dans les bois. — Quel était votre maître ? — Un homme des bois. — Vous connaissez donc les notes ? — Je crois bien ! — En quel ton jouez-vous là ? — En quel ton ? Qu’est-ce que cela veut dire ? — N’est-ce pas en que vous jouez ? — Je ne connais pas le . — Comment donc s’appellent vos notes ? — Elles s’appellent des notes ; elles n’ont pas de noms particuliers. — Comment retenez-vous tant d’airs différents ? — On écoute ! — Qui est-ce qui compose tous ces airs ? — Beaucoup de personnes, des fameux musiciens dans les bois. — Ils en font donc beaucoup ? — Ils en font toujours ; ils ne s’arrêtent jamais. — Ils ne font rien autre chose ? — Ils coupent le bois. — Ils sont bûcherons ? — Presque tous bûcherons. On dit chez nous que la musique pousse dans les bois. C’est toujours là qu’on la trouve. — Et c’est là que vous allez la chercher ? — Tous les ans. Les petits musiciens n’y vont pas. Ils écoutent ce qui vient par les chemins, et ils le redisent comme ils peuvent. Mais pour prendre l’accent véritable, il faut aller écouter les bûcherons du Bourbonnais. — Et comment cela