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CONSUELO.

rendre heureux en dépit de mon impuissance à la partager. Cependant me voici comme une amante déclarée, l’attendant chaque matin à son rendez-vous, auquel je désire qu’il ne puisse venir, m’exposant au blâme, que sais-je ! au mépris d’une famille qui ne peut comprendre ni mon dévouement, ni mes rapports avec lui, puisque je ne les comprends pas moi-même et n’en prévois point l’issue. Bizarre destinée que la mienne ! serais-je donc condamnée à me dévouer toujours sans être aimée de ce que j’aime, ou sans aimer ce que j’estime ? »

Au milieu de ces réflexions, une profonde mélancolie s’empara de son âme. Elle éprouvait le besoin de s’appartenir à elle-même, ce besoin souverain et légitime, véritable condition du progrès et du développement chez l’artiste supérieur. La sollicitude qu’elle avait vouée au comte Albert lui pesait comme une chaîne. Cet amer souvenir, qu’elle avait conservé d’Anzoleto et de Venise, s’attachait à elle dans l’inaction et dans la solitude d’une vie trop monotone et trop régulière pour son organisation puissante.

Elle s’arrêta auprès du rocher qu’Albert lui avait souvent montré comme étant celui où, par une étrange fatalité, il l’avait vue enfant une première fois, attachée avec des courroies sur le dos de sa mère, comme la balle d’un colporteur, et courant par monts et par vaux en chantant comme la cigale de la fable, sans souci du lendemain, sans appréhension de la vieillesse menaçante et de la misère inexorable. Ô ma pauvre mère ! pensa la jeune Zingarella ; me voici ramenée, par d’incompréhensibles destinées, aux lieux que tu traversas pour n’en garder qu’un vague souvenir et le gage d’une touchante hospitalité. Tu fus jeune et belle, et, sans doute, tu rencontras bien des gîtes où l’amour t’eût reçue, où la société eût pu t’absoudre et te transformer, où enfin ta vie dure et vagabonde eût pu se fixer et s’abjurer dans le sein du bien-être et du repos. Mais tu sentais et tu disais toujours que ce bien-être c’était la contrainte, et ce repos, l’ennui, mortel aux âmes d’artiste. Tu avais raison, je le sens bien ; car me voici dans ce château où tu n’as voulu passer qu’une nuit comme dans tous les autres ; m’y voici à l’abri du besoin et de la fatigue, bien traitée, bien choyée, avec un riche seigneur à mes pieds… Et pourtant la contrainte m’y étouffe, et l’ennui m’y consume.

Consuelo, saisie d’un accablement extraordinaire, s’était assise sur le rocher. Elle regardait le sable du sentier, comme si elle eût cru y retrouver la trace des pieds nus de sa mère. Les brebis, en passant, avaient laissé aux épines quelques brins de leur toison. Cette laine d’un brun roux rappelait précisément à Consuelo la couleur naturelle du drap grossier dont était fait le manteau de sa mère, ce manteau qui l’avait si longtemps protégée contre le froid et le soleil, contre la poussière et la pluie. Elle l’avait vu tomber de leurs épaules pièce par pièce. « Et nous aussi, se disait-elle, nous étions de pauvres brebis errantes, et nous laissions les lambeaux de notre dépouille aux ronces des chemins ; mais nous emportions toujours le fier amour et la pleine jouissance de notre chère liberté ! »

En rêvant ainsi, Consuelo laissait tomber de longs regards sur ce sentier de sable jaune qui serpentait gracieusement sur la colline, et qui, s’élargissant au bas du vallon, se dirigeait vers le nord en traçant une grande ligne sinueuse au milieu des verts sapins et des noires bruyères. Qu’y a-t-il de plus beau qu’un chemin ? pensait-elle ; c’est le symbole et l’image d’une vie active et variée. Que d’idées riantes s’attachent pour moi aux capricieux détours de celui-ci ! Je ne me souviens pas des lieux qu’il traverse, et que pourtant j’ai traversés jadis. Mais qu’ils doivent être beaux, au prix de cette noire forteresse qui dort là éternellement sur ses immobiles rochers ! Comme ces graviers aux pâles nuances d’or mat qui le rayent mollement, et ces genêts d’or brûlant qui le coupent de leurs ombres, sont plus doux à la vue que les allées droites et les raides charmilles de ce parc orgueilleux et froid ! Rien qu’à regarder les grandes lignes sèches d’un jardin, la lassitude me prend : pourquoi mes pieds chercheraient-ils à atteindre ce que mes yeux et ma pensée embrassent tout d’abord ? au lieu que le libre chemin qui s’enfuit et se cache à demi dans les bois m’invite et m’appelle à suivre ses détours et à pénétrer ses mystères. Et puis ce chemin, c’est le passage de l’humanité, c’est la route de l’univers. Il n’appartient pas à un maître qui puisse le fermer ou l’ouvrir à son gré. Ce n’est pas seulement le puissant et le riche qui ont le droit de fouler ses marges fleuries et de respirer ses sauvages parfums. Tout oiseau peut suspendre son nid à ses branches, tout vagabond peut reposer sa tête sur ses pierres. Devant lui, un mur ou une palissade ne ferme point l’horizon. Le ciel ne finit pas devant lui ; et tant que la vue peut s’étendre, le chemin est une terre de liberté. À droite, à gauche, les champs, les bois appartiennent à des maîtres ; le chemin appartient à celui qui ne possède pas autre chose ; aussi comme il l’aime ! Le plus grossier mendiant a pour lui un amour invincible. Qu’on lui bâtisse des hôpitaux aussi riches que des palais, ce seront toujours des prisons ; sa poésie, son rêve, sa passion, ce sera toujours le grand chemin ! Ô ma mère ! ma mère, tu le savais bien ; tu me l’avais bien dit ! Que ne puis-je ranimer ta cendre ; qui dort si loin de moi sous l’algue des lagunes ! Que ne peux-tu me reprendre sur tes fortes épaules et me porter là-bas, là-bas où vole l’hirondelle vers les collines bleues, où le souvenir du passé et le regret du bonheur perdu ne peuvent suivre l’artiste aux pieds légers qui voyage plus vite qu’eux, et met chaque jour un nouvel horizon, un nouveau monde entre lui et les ennemis de sa liberté ! Pauvre mère ! que ne peux-tu encore me chérir et m’opprimer, m’accabler tour à tour de baisers et de coups, comme le vent qui tantôt caresse et tantôt renverse les jeunes blés sur la plaine, pour les relever et les coucher encore à sa fantaisie ! Tu étais une âme mieux trempée que la mienne, et tu m’aurais arrachée, de gré ou de force, aux liens où je me laisse prendre à chaque pas !

Au milieu de sa rêverie enivrante et douloureuse, Consuelo fut frappée par le son d’une voix qui la fit tressaillir comme si un fer rouge se fût posé sur son cœur. C’était une voix d’homme, qui partait du ravin assez loin au-dessous d’elle, et fredonnait en dialecte vénitien le chant de l’Echo, l’une des plus originales compositions du Chiozzetto[1]. La personne qui chantait ne donnait pas toute sa voix, et sa respiration semblait entrecoupée par la marche. Elle lançait une phrase au hasard, comme si elle eût voulu se distraire de l’ennui du chemin, et s’interrompait pour parler avec une autre personne ; puis elle reprenait sa chanson, répétant plusieurs fois la même modulation comme pour s’exercer, et recommençait à parler, en se rapprochant toujours du lieu où Consuelo, immobile et palpitante, se sentait défaillir. Elle ne pouvait entendre les discours du voyageur à son compagnon, il était encore trop loin d’elle. Elle ne pouvait le voir, un rocher en saillie l’empêchait de plonger dans la partie du ravin où il était engagé. Mais pouvait-elle méconnaître un instant cette voix, cet accent qu’elle connaissait si bien, et les fragments de ce morceau qu’elle-même avait enseigné et fait répéter tant de fois à son ingrat élève !

Enfin les deux voyageurs invisibles s’étant rapprochés, elle entendit l’un des deux, dont la voix lui était inconnue, dire à l’autre en mauvais italien et avec l’accent du pays :

« Eh ! eh ! signor, ne montez pas par ici, les chevaux ne pourraient pas vous y suivre, et vous me perdriez de vue ; suivez-moi le long du torrent. Voyez ! la route est devant nous, et l’endroit que vous prenez est un sentier pour les piétons. »

La voix que Consuelo connaissait si bien partit s’éloigner et redescendre, et bientôt elle l’entendit demander quel était ce beau château qu’on voyait sur l’autre rive.

« C’est Riesenburg, comme qui dirait il castello dei giganti, » répondit le guide ; car c’en était un de profession.

  1. Jean Croce, de Chioggia, seizième siècle.