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CONSUELO.

transporter la malade dans une chambre où son voisinage n’incommoderait personne.

Amélie, pleine de dépit, suivit ce conseil. La vue des soins délicats, et pour ainsi dire maternels, qu’Albert rendait à sa rivale, lui était plus pénible que tout le reste.

« Ô ma tante ! dit-elle en se jetant dans les bras de la chanoinesse, lorsque celle-ci l’eut installée dans sa propre chambre à coucher, où elle se fit dresser un lit à côté d’elle, nous ne connaissions pas Albert. Il nous montre maintenant comme il sait aimer ! »

Pendant plusieurs jours, Consuelo fut entre la vie et la mort ; mais Albert combattit le mal avec une persévérance et une habileté qui devaient en triompher. Il l’arracha enfin à cette rude épreuve ; et dès qu’elle fut hors de danger, il la fit transporter dans une tour du château où le soleil donnait plus longtemps, et d’où la vue était encore plus belle et plus vaste que de toutes les autres croisées. Cette chambre, meublée à l’antique, était aussi plus conforme aux goûts sérieux de Consuelo que celle dont on avait disposé pour elle dans le principe : et il y avait longtemps qu’elle avait laissé percer son désir de l’habiter. Elle y fut à l’abri des importunités de sa compagne, et, malgré la présence continuelle d’une femme que l’on relevait chaque matin et chaque soir, elle put passer dans une sorte de tête-à-tête avec celui qui l’avait sauvée, les jours languissants et doux de sa convalescence. Ils parlaient toujours espagnol ensemble, et l’expression délicate et tendre de la passion d’Albert était plus douce à l’oreille de Consuelo dans cette langue, qui lui rappelait sa patrie, son enfance et sa mère. Pénétrée d’une vive reconnaissance, affaiblie par des souffrances où Albert l’avait seul assistée et soulagée efficacement, elle se laissait aller à cette molle quiétude qui suit les grandes crises. Sa mémoire se réveillait peu à peu, mais sous un voile qui n’était pas partout également léger. Par exemple, si elle se retraçait avec un plaisir pur et légitime l’appui et le dévouement d’Albert dans les principales rencontres de leur liaison, elle ne voyait les égarements de sa raison, et le fond trop sérieux de sa passion pour elle, qu’à travers un nuage épais. Il y avait même des heures où, après l’affaissement du sommeil ou sous l’effet des potions assoupissantes, elle s’imaginait encore avoir rêvé tout ce qui pouvait mêler de la méfiance et de la crainte à l’image de son généreux ami. Elle s’était tellement habituée à sa présence et à ses soins, que, s’il s’absentait à sa prière pour prendre ses repas en famille, elle se sentait malade et agitée jusqu’à son retour. Elle s’imaginait que les calmants qu’il lui administrait avaient un effet contraire, s’il ne les préparait et s’il ne les lui versait de sa propre main ; et quand il les lui présentait lui-même, elle lui disait avec ce sourire lent et profond, et si touchant sur un beau visage encore à demi couvert des ombres de la mort :

« Je crois bien maintenant, Albert, que vous avez la science des enchantements ; car il suffit que vous ordonniez à une goutte d’eau de m’être salutaire, pour qu’aussitôt elle fasse passer en moi le calme et la force qui sont en vous. »

Albert était heureux pour la première fois de sa vie ; et comme si son âme eût été puissante pour la joie autant qu’elle l’avait été pour la douleur, il était, à cette époque de ravissement et d’ivresse, l’homme le plus fortuné qu’il y eût sur la terre. Cette chambre, où il voyait sa bien-aimée à toute heure et sans témoins importuns, était devenue pour lui un lieu de délices. La nuit, aussitôt qu’il avait fait semblant de se retirer et que tout le monde était couché dans la maison, il la traversait à pas furtifs ; et, tandis que la garde chargée de veiller dormait profondément, il se glissait derrière le lit de sa chère Consuelo, et la regardait sommeiller, pâle et penchée comme une fleur après l’orage. Il s’installait dans un grand fauteuil qu’il avait soin de laisser toujours là en partant ; et il y passait la nuit entière, dormant d’un sommeil si léger qu’au moindre mouvement de la malade il était courbé vers elle pour entendre les faibles mots qu’elle venait d’articuler ; ou bien sa main toute prête recevait la main qui le cherchait, lorsque Consuelo, agitée de quelque rêve, témoignait un reste d’inquiétude. Si la garde se réveillait, Albert lui disait toujours qu’il venait d’entrer, et elle se persuadait qu’il faisait une ou deux visites par nuit à sa malade, tandis qu’il ne passait pas une demi-heure dans sa propre chambre. Consuelo partageait cette illusion. Quoiqu’elle s’aperçût bien plus souvent que sa gardienne de la présence d’Albert, elle était encore si faible qu’elle se laissait aisément tromper par lui sur la fréquence et la durée de ces visites. Quelquefois, au milieu de la nuit, lorsqu’elle le suppliait d’aller se coucher, il lui disait que le jour était près de paraître et que lui-même venait de se lever. Grâce à ces délicates tromperies, Consuelo ne souffrait jamais de son absence, et elle ne s’inquiétait pas de la fatigue qu’il devait ressentir.

Cette fatigue était, malgré tout, si légère, qu’Albert ne s’en apercevait pas. L’amour donne des forces au plus faible ; et outre qu’Albert était d’une force d’organisation exceptionnelle, jamais poitrine humaine n’avait logé un amour plus vaste et plus vivifiant que le sien. Lorsqu’aux premiers feux du soleil Consuelo s’était lentement traînée à sa chaise longue, près de la fenêtre entrouverte, Albert venait s’asseoir derrière elle, et cherchait dans la course des nuages ou dans la pourpre des rayons, à saisir les pensées que l’aspect du ciel inspirait à sa silencieuse amie. Quelquefois il prenait furtivement un bout du voile dont elle enveloppait sa tête, et dont un vent tiède faisait flotter les plis sur le dossier du sofa. Albert penchait son front comme pour se reposer, et collait sa bouche contre le voile. Un jour, Consuelo, en le lui retirant pour le ramener sur sa poitrine, s’étonna de le trouver chaud et humide, et, se retournant avec plus de vivacité qu’elle n’en mettait dans ses mouvements depuis l’accablement de sa maladie, elle surprit une émotion extraordinaire sur le visage de son ami. Ses joues étaient animées, un feu dévorant couvait dans ses yeux, et sa poitrine était soulevée par de violentes palpitations… Albert maîtrisa rapidement son trouble : mais il avait eu le temps de voir l’effroi se peindre dans les traits de Consuelo. Cette observation l’affligea profondément. Il eût mieux aimé la voir armée de dédain et de sévérité qu’assiégée d’un reste de crainte et de méfiance. Il résolut de veiller sur lui-même avec assez de soin pour que le souvenir de son délire ne vint plus alarmer celle qui l’en avait guéri au péril et presque au prix de sa propre raison et de sa propre vie.

Il y parvint, grâce à une puissance que n’eût pas trouvée un homme placé dans une situation d’esprit plus calme. Habitué dès longtemps à concentrer l’impétuosité de ses émotions, et à faire de sa volonté un usage d’autant plus énergique, qu’il lui était plus souvent disputé par les mystérieuses atteintes de son mal, il exerçait sur lui-même un empire dont on ne lui tenait pas assez de compte. On ignorait la fréquence et la force des accès qu’il avait su dompter chaque jour, jusqu’au moment où, dominé par la violence du désespoir et de l’égarement, il fuyait vers sa caverne inconnue, vainqueur encore dans sa défaite, puisqu’il conservait assez de respect envers lui-même pour dérober à tous les yeux le spectacle de sa chute. Albert était un fou de l’espèce la plus malheureuse et la plus respectable. Il connaissait sa folie, et la sentait venir jusqu’à ce qu’elle l’eût envahi complètement. Encore gardait-il, au milieu de ses accès, le vague instinct et le souvenir confus d’un monde réel, où il ne voulait pas se montrer tant qu’il ne sentait pas ses rapports avec lui entièrement rétablis. Ce souvenir de la vie actuelle et positive, nous l’avons tous, lorsque les rêves d’un sommeil pénible nous jettent dans la vie des fictions et du délire. Nous nous débattons parfois contre ces chimères et ces terreurs de la nuit, tout en nous disant qu’elles sont l’effet du cauchemar, et en faisant des efforts pour nous réveiller ; mais un pouvoir ennemi semble nous saisir à plusieurs reprises, et nous replonger dans cette horrible léthargie, où des spectacles toujours plus lugubres et des douleurs toujours plus poignantes nous assiègent et nous torturent.