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CONSUELO.

spectacle, des apprêts de mort, un sépulcre ouvert devant elle. Elle sentit quelque chose sur son front, et y porta la main. C’était une guirlande de feuillage dont Albert l’avait couronnée. Elle l’ôta pour la regarder, et vit une branche de cyprès.

« Je t’ai crue morte, ô mon âme, ô ma consolation ! lui dit Albert en s’agenouillant auprès d’elle, et j’ai voulu avant de te suivre dans le tombeau te parer des emblèmes de l’hyménée. Les fleurs ne croissent point autour de moi, Consuelo. Les noirs cyprès étaient les seuls rameaux où ma main pût cueillir ta couronne de fiancée. La voilà, ne la repousse pas. Si nous devons mourir ici, laisse-moi te jurer que, rendu à la vie, je n’aurais jamais eu d’autre épouse que toi, et que je meurs avec toi, uni à toi par un serment indissoluble.

— Fiancés, unis ! s’écria Consuelo terrifiée en jetant des regards consternés autour d’elle : qui donc a prononcé cet arrêt ? qui donc a célébré cet hyménée ?

— C’est la destinée, mon ange, répondit Albert avec une douceur et une tristesse inexprimables. Ne songe pas à t’y soustraire. C’est une destinée bien étrange pour toi, et pour moi encore plus. Tu ne me comprends pas, Consuelo, et il faut pourtant que tu apprennes la vérité. Tu m’as défendu tout à l’heure de chercher dans le passé ; tu m’as interdit le souvenir de ces jours écoulés qu’on appelle la nuit des siècles. Mon être t’a obéi, et je ne sais plus rien désormais de ma vie antérieure. Mais ma vie présente, je l’ai interrogée, je la connais ; je l’ai vue tout entière d’un regard, elle m’est apparue en un instant pendant que tu reposais dans les bras de la mort. Ta destinée, Consuelo, est de m’appartenir, et cependant tu ne seras jamais à moi. Tu ne m’aimes pas, tu ne m’aimeras jamais comme je t’aime. Ton amour pour moi n’est que de la charité, ton dévouement de l’héroïsme. Tu es une sainte que Dieu m’envoie, et jamais tu ne seras une femme pour moi. Je dois mourir consumé d’un amour que tu ne peux partager ; et cependant, Consuelo, tu seras mon épouse comme tu es déjà ma fiancée, soit que nous périssions ici et que ta pitié consente à me donner ce titre d’époux qu’un baiser ne doit jamais sceller, soit que nous revoyions le soleil, et que ta conscience t’ordonne d’accomplir les desseins de Dieu envers moi.

— Comte Albert, dit Consuelo en essayant de quitter ce lit couvert de peaux d’ours noirs qui ressemblaient à un drap mortuaire, je ne sais si c’est l’enthousiasme d’une reconnaissance trop vive ou la suite de votre délire qui vous fait parler ainsi. Je n’ai plus la force de combattre vos illusions ; et si elles doivent se tourner contre moi, contre moi qui suis venue, au péril de ma vie, vous secourir et vous consoler, je sens que je ne pourrai plus vous disputer ni mes jours ni ma liberté. Si ma vue vous irrite et si Dieu m’abandonne, que la volonté de Dieu soit faite ! Vous qui croyez savoir tant de choses, vous ne savez pas combien ma vie est empoisonnée, et avec combien peu de regrets j’en ferais le sacrifice !

— Je sais que tu es bien malheureuse, ô ma pauvre sainte ! je sais que tu portes au front une couronne d’épines que je ne puis en arracher. La cause et la suite de tes malheurs, je les ignore, et je ne te les demande pas. Mais je t’aimerais bien peu, je serais bien peu digne de ta compassion, si, dès le jour où je t’ai rencontrée, je n’avais pas pressenti et reconnu en toi la tristesse qui remplit ton âme et abreuve ta vie. Que peux-tu craindre de moi, Consuelo de mon âme ? Toi, si ferme et si sage, toi à qui Dieu a inspiré des paroles qui m’ont subjugué et ranimé en un instant, tu sens donc défaillir étrangement la lumière de ta foi et de ta raison, puisque tu redoutes ton ami, ton serviteur et ton esclave ? Reviens à toi, mon ange ; regarde-moi. Me voici à tes pieds, et pour toujours, le front dans la poussière. Que veux-tu, qu’ordonnes-tu ? Veux-tu sortir d’ici à l’instant même, sans que je te suive, sans que je reparaisse jamais devant toi ? Quel sacrifice exiges-tu ? Quel serment veux-tu que je te fasse ? Je puis te promettre tout et t’obéir en tout. Oui, Consuelo, je peux même devenir un homme tranquille, soumis, et, en apparence, aussi raisonnable que les autres. Est-ce ainsi que je te serai moins amer et moins effrayant ? Jusqu’ici je n’ai jamais pu ce que j’ai voulu ; mais tout ce que tu voudras désormais me sera accordé. Je mourrai peut-être en me transformant selon ton désir ; mais c’est à mon tour de te dire que ma vie a toujours été empoisonnée, et que je ne pourrais pas la regretter en la perdant pour toi.

— Cher et généreux Albert, dit Consuelo rassurée et attendrie, expliquez-vous mieux, et faites enfin que je connaisse le fond de cette âme impénétrable. Vous êtes à mes yeux un homme supérieur à tous les autres ; et, dès le premier instant où je vous ai vu, j’ai senti pour vous un respect et une sympathie que je n’ai point de raisons pour vous dissimuler. J’ai toujours entendu dire que vous étiez insensé, je n’ai pas pu le croire. Tout ce qu’on me racontait de vous ajoutait à mon estime et à ma confiance. Cependant il m’a bien fallu reconnaître que vous étiez accablé d’un mal moral profond et bizarre. Je me suis, présomptueusement peut-être, mais naïvement persuadée que je pouvais adoucir ce mal. Vous-même avez travaillé à me le faire croire. Je suis venue vous trouver, et voilà que vous me dites sur moi et sur vous-même des choses d’une profondeur et d’une vérité qui me rempliraient d’une vénération sans bornes, si vous n’y mêliez des idées étranges, empreintes d’un esprit de fatalisme que je ne saurais partager. Dirai-je tout sans vous blesser et sans vous faire souffrir ?…

— Dites tout, Consuelo ; je sais d’avance ce que vous avez à me dire.

— Eh bien, je le dirai, car je me l’étais promis. Tous ceux qui vous aiment désespèrent de vous. Ils croient devoir respecter, c’est-à-dire ménager, ce qu’ils appellent votre démence ; ils craignent de vous exaspérer, en vous laissant voir qu’ils la connaissent, la plaignent, et la redoutent. Moi, je n’y crois pas, et je ne puis trembler en vous demandant pourquoi, étant si sage, vous avez parfois les dehors d’un insensé ; pourquoi, étant si bon, vous faites les actes de l’ingratitude et de l’orgueil ; pourquoi, étant si éclairé et si religieux, vous vous abandonnez aux rêveries d’un esprit malade et désespéré ; pourquoi, enfin, vous voilà seul, enseveli vivant dans un caveau lugubre, loin de votre famille qui vous cherche et vous pleure, loin de vos semblables que vous chérissez avec un zèle ardent, loin de moi, enfin, que vous appeliez, que vous dites aimer, et qui n’ai pu parvenir jusqu’à vous sans des miracles de volonté et une protection divine ?

— Vous me demandez le secret de ma vie, le mot de ma destinée, et vous le savez mieux que moi, Consuelo ! C’est de vous que j’attendais la révélation de mon être, et vous m’interrogez ! Oh ! je vous comprends ; vous voulez m’amener à une confession, à un repentir efficace, à une résolution victorieuse. Vous serez obéie. Mais ce n’est pas à l’instant même que je puis me connaître, me juger, et me transformer de la sorte. Donnez-moi quelques jours, quelques heures du moins, pour vous apprendre et pour m’apprendre à moi-même si je suis fou, ou si je jouis de ma raison. Hélas ! hélas ! l’un et l’autre sont vrais, et mon malheur est de n’en pouvoir douter ! mais de savoir si je dois perdre entièrement le jugement et la volonté, ou si je puis triompher du démon qui m’obsède, voilà ce que je ne puis en cet instant. Prenez pitié de moi, Consuelo ! je suis encore sous le coup d’une émotion plus puissante que moi-même. J’ignore ce que je vous ai dit ; j’ignore combien d’heures se sont écoulées depuis que vous êtes ici ; j’ignore comment vous pouvez y être sans Zdenko, qui ne voulait pas vous y amener ; j’ignore même dans quel monde erraient mes pensées quand vous m’êtes apparue. Hélas ! j’ignore depuis combien de siècles je suis enfermé ici, luttant avec des souffrances inouïes, contre le fléau qui me dévore ! Ces souffrances, je n’en ai même plus conscience quand elles sont passées ; il ne m’en reste qu’une fatigue terrible, une stupeur, et comme un effroi que je voudrais chasser… Consuelo, laissez-moi m’oublier, ne fût-ce que pour quelques instants. Mes idées s’éclairciront, ma langue se déliera. Je vous le promets, je vous le jure.