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LIBRAIRIE BLANCHARD.
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LIBRAIRIE MARESCQ ET Cie,
5, rue du Pont-de-Lodi.
ÉDITION J. HETZEL



LÉLIA

NOTICE

Après Indiana et Valentine, j’écrivis Lélia, sans suite, sans plan, à bâtons rompus, et avec l’intention, dans le principe, de l’écrire pour moi seule. Je n’avais aucun système, je n’appartenais à aucune école, je ne songeais presque pas au public ; je ne me faisais pas encore une idée nette de ce qu’est la publicité. Je ne croyais nullement qu’il pût m’appartenir d’impressionner ou d’influencer l’esprit des autres.

Était-ce modestie ? Je puis affirmer que oui, bien qu’il ne paraisse guère modeste de s’attribuer une vertu si rare. Mais comme, chez moi, ce n’était pas vertu, je dis la chose comme elle est. Ce n’était pas un effort de ma raison, un triomphe remporté sur la vanité naturelle à notre espèce, mais bien une insouciance du fait, une imprévoyance innée, une tendance à m’absorber dans une occupation de l’esprit, sans me souvenir qu’au delà du monde de mes rêves, il existait un monde de réalités sur lequel ma pensée, sereine ou sombre, pouvait avoir une action quelconque.

Je fus donc très-étonnée du retentissement de ce livre, des partisans et des antagonistes qu’il me créa. Je n’ai point à dire ce que je pense moi-même du fonds de l’ouvrage : je l’ai dit dans la préface de la deuxième édition, et je n’ai pas varié d’opinion depuis cette époque.

Le livre a été écrit de bonne foi, sous le poids d’une souffrance intérieure quasi mortelle, souffrance toute morale, toute philosophique et religieuse, et qui me créait des angoisses inexplicables pour les gens qui vivent sans chercher la cause et le but de la vie. D’excellents amis qui m’entouraient, avec lesquels j’étais gaie à l’habitude (car de telles préoccupations ne se révèlent pas sans ennuyer beaucoup ceux qui ne les ont point), furent frappés de stupeur en lisant des pages si amères et si noires. Ils n’y comprirent goutte, et me demandèrent où j’avais pris ce cauchemar. Ceux qui liront plus tard l’histoire de ma vie intellectuelle ne s’étonneront plus que le doute ait été pour moi une chose si sérieuse et une crise si terrible.

Pourtant je n’ai pas été une exception aux yeux de tous. Beaucoup ont souffert devant le problème de la vie, mille fois plus que devant les faits et les maux réels dont elle nous accable. De faux dévots ont dit que c’était un crime d’exhaler ainsi une plainte contre le mystère dont il plaît à Dieu d’envelopper sa volonté sur nos destinées. Je ne pense pas comme eux ; je persiste à croire que le doute est un droit sans lequel la foi ne serait pas une victoire ou un mérite.


GEORGE SAND.
Nohant, 15 janvier 1854.