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LÉLIA.

enivrer tellement de plaisir, qu’oubliant leur orgueil blessé dans la défaite, ils eussent la bonne foi de l’avouer. Eh bien ! cette entreprise immense n’étonna point l’imagination gigantesque de Bambucci ; il s’y jeta, sûr de la victoire, plein de confiance dans ses ressources et dans l’assistance du ciel, à qui il avait fait demander neuf jours à l’avance, par l’organe de son chapelain, qu’il ne tombât pas de pluie durant cette nuit mémorable.

Parmi ces hautes sommités à qui toute la province était servie en collation, l’étrangère Lélia occupait le premier rang. Comme elle avait beaucoup d’argent, elle avait toujours un peu de famille et beaucoup de considération là où elle se trouvait. Connue par sa beauté, ses dépenses et la singularité de son caractère, elle était l’objet des plus ingénieuses attentions du prince et de ses favoris.

Elle fut introduite d’abord dans un des salons éblouissants qui n’étaient que le premier degré de l’éclat progressif réservé à ses yeux. Les affidés de Bambucci étaient chargés d’y arrêter adroitement les nouveaux arrivés et d’entretenir leur intérêt pendant un temps convenable. Or, il se trouva que le jeune prince grec Paolaggi entrait en même temps que Lélia, et que les chambellans n’imaginèrent rien de mieux pour les occuper que de mettre en présence l’une de l’autre ces deux éminences sociales, au milieu d’un peuple de riches et de nobles de moindre étage, destiné à remplir les interstices des colonnes et les vides du pavé de mosaïque.

Ce prince grec avait bien le plus beau profil que jamais sculpture antique ait reproduit. Il était bronzé comme Otello, car il y avait du sang maure dans sa famille, et ses yeux noirs brillaient d’un éclat sauvage ; sa taille était élancée comme le palmier oriental. Il y avait en lui du cèdre, du cheval arabe, du Bédouin et de la gazelle. Toutes les femmes en étaient folles.

Il s’approcha gracieusement de Lélia, et lui baisa la main, quoiqu’il la vît pour la première fois. C’était un homme qui avait des manières à lui ; les femmes lui pardonnaient beaucoup d’originalités, eu égard à l’ardeur du sang asiatique qui coulait dans ses veines.

Il lui parla peu, mais d’une voix si harmonieuse et d’un style si poétique, avec des regards si pénétrants et un front si inspiré, que Lélia s’arrêta cinq minutes à l’observer comme un prodige ; puis elle pensa à autre chose.

Quand le comte Ascanio entra, les chambellans firent chercher Bambucci. Ascanio était le plus heureux des hommes : rien ne le choquait, tout le monde l’aimait, il aimait tout le monde. Lélia, qui savait le secret de sa philanthropie, ne le voyait qu’avec horreur. Dès qu’elle l’aperçut, son front se chargea d’un nuage si sombre que les chambellans épouvantés eurent recours au patron lui-même pour le dissiper.

« Est-ce là ce qui vous embarrasse ? leur dit Bambucci à voix basse en jetant son regard d’aigle sur Lélia. Vous ne voyez pas que le plus aimable des hommes est insupportable à la plus atrabilaire des femmes ! Où serait le mérite, où serait le génie, où serait la grandeur de Lélia si Ascanio réussissait à avoir raison ? S’il parvenait à lui prouver que tout va bien dans le monde, à quoi passerait-elle son temps ? Sachez donc, maladroits, combien il est heureux pour certains esprits que le monde soit plein de travers et de vices, et dépêchez-vous de débarrasser Lélia de cet épicurien charmant ; car il ne comprend pas qu’il vaudrait mieux tuer Lélia que de la consoler. »

Les chambellans allèrent doucement prier Ascanio de vouloir bien chasser la mélancolie qui se répandait sur le beau front de Paolaggi. Ascanio, convaincu qu’il allait devenir utile, commença à triompher. C’était un bonhomme féroce, qui ne vivait que du supplice des autres ; il passait sa vie à leur prouver qu’ils étaient heureux, afin de ne pas leur accorder d’intérêt ; et, quand il leur avait ôté la douceur de se croire intéressants, ils le haïssaient plus que s’il les eût décapités.

Bambucci offrit son bras à Lélia, et la conduisit dans le salon égyptien. Elle en admira la décoration, critiqua poliment quelques détails de style, et finit pourtant par combler de joie le savant Bambucci en lui déclarant qu’elle n’avait rien vu de mieux. En ce moment Paolaggi, qui s’était débarrassé d’Ascanio, l’homme heureux, reparut auprès de Lélia. Il avait revêtu un costume des temps anciens. Appuyé contre un sphinx de jaspe, il était le plus remarquable accident du tableau, et Lélia ne put le voir sans éprouver le même sentiment d’admiration que lui eût inspiré une belle statue ou un beau site.

Comme elle faisait naïvement part de ses impressions à Bambucci, celui-ci se rengorgea comme un père à qui on vante son fils. Ce n’est pas qu’il eût la moindre affection pour le prince grec ; mais le jeune prince était beau, paré, d’un grand effet dans la salle égyptienne : Bambucci le considérait comme un meuble précieux qu’il aurait loué pour la soirée.

Alors il se mit à faire valoir son prince grec. Mais comme, en dépit de la supériorité la mieux établie, il est bien difficile de se préserver d’inadvertance dans le tumulte d’une fête dont on a tout le soin, il regarda involontairement la statue d’Osiris, et dès lors, deux idées analogues venant à se croiser malheureusement dans son cerveau, il lui fut impossible de les séparer.

« Oui, dit-il, c’est une belle statue… Je veux dire que c’est un homme distingué. Il parle le chinois comme le français, le français comme l’arabe. Les cornalines que vous voyez à ses oreilles sont d’une valeur inestimable, de même que les malachites incrustées sur les pieds… Et puis c’est une tête de feu, un cerveau sur lequel le soleil a laissé tomber son influence dévorante… C’est une tête dont personne n’a de copie, et que j’ai payée mille écus à un de ces voleurs anglais qui explorent l’Égypte… Avez-vous lu son poëme à Délia et ses sonnets à Zamora dans la manière de Pétrarque ?… Je ne saurais assurer que le corps soit absolument identique, mais le jaspe en est si semblable et les proportions s’accordent si bien… »

Quand Bambucci s’aperçut de son imbroglio, il resta court. Mais, en tournant la tête avec effroi vers Lélia, il reprit courage en voyant qu’elle ne l’écoutait pas.

XXXIV.

PULCHÉRIE.

Tout le monde se pressait vers le salon mauresque, et les maîtres de cérémonies ne pouvaient contenir le désordre. Un jeune seigneur prétendait avoir reconnu sous un domino bleu-ciel la Zinzolina, la plus célèbre courtisane du monde, qui depuis un an avait disparu mystérieusement du pays. Chacun voulait s’assurer de l’événement : ceux qui n’avaient pas connu la Zinzolina tenaient à honneur de voir cette femme si vantée ; ceux qui l’avaient vue voulaient la revoir. Mais le domino bleu, souple et insaisissable fantôme, disparaissait adroitement au milieu de la foule pour reparaître dans une autre salle où la foule le poursuivait encore. Quiconque avait un domino bleu-ciel était assidûment suivi et interrogé ; et, lorsque le fugitif était signalé, un cri d’émotion retentissait dans tout le palais. Mais il s’échappait avant qu’on eût pu constater l’existence de la Zinzolina sous ce flottant capuchon de satin et sous ce masque de velours. Il finit par gagner les jardins. Alors la foule s’élança dans les jardins : le tumulte fut immense ; on se répandit dans les bosquets. Les amants en profitèrent pour échapper à l’œil des jaloux. L’orchestre joua dans les murailles vides et sonores. Des femmes laides ou jalouses prirent des dominos bleu-ciel pour trouver des amants ou pour éprouver les leurs. Ce fut un grand bruit, une grande risée, une grande anxiété.

« Laissez-les faire, disait Bambucci à ses chambellans essoufflés. Ils s’amusent eux-mêmes : eh bien ! tant mieux pour vous, reposez-vous. »

Cet instant de folie et de curiosité avait donné aux physionomies quelque chose d’âpre et d’obstiné qui n’est pas dans les habitudes de la nature civilisée. Lélia, qui