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GABRIEL.

GABRIEL.

Quoi que ce soit, Marc, je te défends d’exposer ta vie en faisant résistance. Vois-tu, je ne tiens plus du tout à la mienne… Quoi qu’il arrive, je ne me défendrai pas. J’ai bien assez lutté, et, pour arriver où j’en suis, ce n’était pas la peine. (Il regarde à la croisée.) Un homme seul ?… Va lui parler au travers du guichet. Sache ce qu’il veut ; mais, si c’est Astolphe, je te défends d’ouvrir. (Marc sort.) Qui donc t’a conduit vers moi, mon pauvre Mosca ? Un ennemi m’aurait-il fait ce cadeau généreux du seul être qui me soit resté fidèle malgré l’absence ?

MARC, revenant.

C’est monsieur l’abbé Chiavari, qui demande à vous parler. Mais ne vous fiez point à lui, monseigneur, il peut être envoyé par votre grand-père.

GABRIEL, sortant.

Plutôt être cent fois victime de la perfidie que de faire injure à l’amitié. Je vais à sa rencontre.

MARC.

Voyons si personne ne vient derrière lui dans la rue. (Il arme ses pistolets et se penche à la croisée.) Non, personne.


Scène VII.


LE PRÉCEPTEUR, GABRIEL, MARC.
LE PRÉCEPTEUR.

Ô mon cher enfant ! mon noble Gabriel ! Je vous remercie de ne pas vous être méfié de moi. Hélas ! que de chagrins et de fatigues se peignent sur votre visage !

MARC.

N’est-ce pas, monsieur l’abbé ? C’est ce que je disais tout à l’heure.

GABRIEL.

Ce brave serviteur ! Son dévouement est toujours le même. Va te jeter sur ton lit, mon ami, je t’appellerai pour reconduire l’abbé quand il sortira.

MARC.

J’irai pour vous obéir, mais je ne dormirai pas.

(Il sort.)
LE PRÉCEPTEUR.

Oh ! ce pauvre petit Mosca ! que de chemin il m’a fait faire ! Depuis le Colisée, où il a découvert vos traces, jusqu’ici, il m’a promené durant toute la soirée. D’abord il m’a mené au Vatican… puis à un cabaret, vers la place Navone ; là j’avais renoncé à vous trouver, et lui-même s’était couché, harassé de fatigue, lorsque tout à coup il est parti en faisant entendre ce petit cri que vous connaissez, et il s’est tellement obstiné à votre porte, qu’à tout hasard je l’ai fait passer par le guichet.

GABRIEL.

Je l’aime cent fois mieux depuis qu’il m’a fait retrouver un ami. Mais qui vous amène à Rome, mon cher abbé ?

LE PRÉCEPTEUR.

Le désir de vous porter secours et la crainte qu’il ne vous arrive malheur.

GABRIEL.

Mon grand-père est fort irrité contre moi ?

LE PRÉCEPTEUR.

Vous pouvez le penser. Mais vous ête bien caché, et maintenant vous êtes entouré de protecteurs dévoués. Astolphe est ici.

GABRIEL.

Je le sais bien.

LE PRÉCEPTEUR.

Je me suis lié avec lui ; je voulais savoir si cet homme vous était véritablement attaché… Il vous aime, j’en suis certain.

GABRIEL.

Je sais tout cela, mais ne me parlez pas de lui.

LE PRÉCEPTEUR.

Je veux vous en parler, au contraire, car il mérite son pardon à force de repentir.

GABRIEL.

Oui, je sais qu’il se repent beaucoup !

LE PRÉCEPTEUR.

L’excès de l’amour a pu seul l’entraîner dans les fautes dont votre abandon l’a trop sévèrement puni.

GABRIEL.

Écoutez, mon ami, je sais mieux que vous les moindres démarches, les moindres discours, les moindres pensées d’Astolphe. Depuis trois mois, j’erre autour de lui comme son ombre, je surveille toutes ses actions, et j’ai même entendu mot pour mot de longs entretiens que vous avez eus avec lui…

LE PRÉCEPTEUR.

Quoi ! vous me saviez ici, et vous n’osiez pas vous confier à moi ?

GABRIEL.

Pardonnez-moi, le malheur rend farouche…

LE PRÉCEPTEUR.

Et vous étiez ce soir au Colisée en même temps que nous ?

GABRIEL.

Non, mais je vous écoutai la semaine dernière aux Thermes de Dioclétien. Ce soir, j’ai bien été au Colisée, mais je n’y ai rencontré qu’Antonio Vezzonila. Je me suis pris de querelle avec lui, parce qu’il avait à peu près deviné mon sexe. Je ne sais s’il ne mourra pas du coup que je lui ai porté. En toute autre circonstance, il m’eût ôté la vie ; mais j’avais quelque chose à accomplir, la destinée me protégeait. Je jouais mon dernier coup de dé. J’ai gagné la partie contre le malencontreux obstacle qui venait se jeter dans mon chemin. C’est une victime de plus sur laquelle Astolphe asseoira l’édifice de sa fortune.

LE PRÉCEPTEUR.

Je ne vous comprends pas, mon enfant !

GABRIEL.

Astolphe vous expliquera tout ceci demain matin. Demain je quitterai Rome.

LE PRÉCEPTEUR.

Avec lui, sans doute ?

GABRIEL.

Non, mon ami ; je quitte Astolphe pour toujours.

LE PRÉCEPTEUR.

Ne savez-vous point pardonner ? c’est vous-même que vous allez punir le plus cruellement.

GABRIEL.

Je le sais, et je lui pardonne dans mon cœur ce que je vais souffrir. Un jour viendra où je pourrai lui tendre une main fraternelle ; aujourd’hui je ne saurais le voir.

LE PRÉCEPTEUR.

Laissez-moi l’amener à vos pieds : quoique l’heure soit fort avancée, je sais que je le trouverai debout ; il a pris un déguisement pour vous chercher.

GABRIEL.

À l’heure qu’il est, il ne me cherche pas. Je suis mieux informé que vous, mon cher abbé ; et, lorsque vous entendez ses paroles, moi j’entends ses pensées. Écoutez bien ce que je vais vous dire. Astolphe ne m’aime plus. La première fois qu’il m’outragea par un soupçon injuste, je compris qu’il blasphémait contre l’amour, parce que son cœur était las d’aimer. Je luttai longtemps contre cette