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GABRIEL.


Scène IV.

Devant un cabaret. Onze heures du soir. Des tables sont dressées sous une tente décorée de guirlandes de feuillages et de lanternes de papier colorié. On voit passer des groupes de masques dans la rue, et on entend de temps à autre le son des instruments.


ASTOLPHE, en domino bleu ; FAUSTINA, en domino rose.
(Ils sont assis à une petite table et prennent des sorbets. Leurs masques sont posés sur la table.)
UN PERSONNAGE, en domino noir, et masqué.
(Il est assis à quelque distance à une autre table, et lit un papier.)
FAUSTINA, à Astolphe.

Si ta conversation est toujours aussi enjouée, j’en aurai bientôt assez, je t’en avertis.

ASTOLPHE.

Reste, j’ai à te parler encore.

FAUSTINA.

Depuis quand suis-je à tes ordres ? Sois aux miens si tu veux tirer de moi un seul mot.

ASTOLPHE.

Tu ne veux pas me dire ce qu’Antonio est venu faire à Rome ? C’est que tu ne le sais pas ; car tu aimes assez à médire pour ne pas te faire prier si tu savais quelque chose.

FAUSTINA.

S’il faut en croire Antonio, ce que je sais t’intéresse très-particulièrement.

ASTOLPHE.

Mille démons ! tu parleras, serpent que tu es ! (Il lui prend convulsivement le bras.)

FAUSTINA.

Je te prie de ne pas chiffonner mes manchettes. Elles sont du point le plus beau. Ah ! tout inconstant qu’il est, Antonio est encore l’amant le plus magnifique que j’aie eu, et ce n’est pas toi qui me ferais un pareil cadeau.

(Le domino noir commence à écouter.)
ASTOLPHE, lui passant un bras autour de la taille.

Ma petite Faustina, si tu veux parler, je t’en donnerai une robe tout entière ; et, comme tu es toujours jolie comme un ange, cela te siéra à merveille.

FAUSTINA.

Et avec quoi m’achèteras-tu cette belle robe ? Avec l’argent de ton cousin ?

(Astolphe frappe du poing sur la table.)

Sais-tu que c’est bien commode d’avoir un petit cousin riche à exploiter ?

ASTOLPHE.

Tais-toi, rebut des hommes, et va-t’en ! tu me fais horreur !

FAUSTINA.

Tu m’injuries ? Bon ! tu ne sauras rien, et j’allais tout te dire.

ASTOLPHE.

Voyons, à quel prix mets-tu ta délation ?

(Il tire une bourse et la pose sur la table.)
FAUSTINA.

Combien y a-t-il dans ta bourse ?

ASTOLPHE.

Deux cents louis… Mais si ce n’est pas assez…

(Un mendiant se présente.)
FAUSTINA.

Puisque tu es si généreux, permets-moi de faire une bonne action à tes dépens ! (Elle jette la bourse au mendiant.)

ASTOLPHE.

Puisque tu méprises tant cette somme, garde donc ton secret ! Je ne suis pas assez riche pour le payer.

FAUSTINA.

Tu es donc encore une fois ruiné, mon pauvre Astolphe ? Eh bien ! moi, j’ai fait fortune. Tiens ! (Elle tire une bourse de sa poche.)

Je veux te restituer tes deux cents louis. J’ai eu tort de les jeter aux pauvres. Laisse-moi prendre sur moi cette œuvre de charité ; cela me portera bonheur, et me ramènera peut-être mon infidèle.

ASTOLPHE, repoussant la bourse avec horreur.

C’est donc pour une femme qu’il est ici ? Tu en es certaine ?

FAUSTINA.

Beaucoup trop certaine !

ASTOLPHE.

Et tu la connais, peut-être ?

FAUSTINA.

Ah ! voilà le hic ! Fais apporter d’autres sorbets, si toutefois il te reste de quoi les payer.

(À un signe d’Astolphe on apporte un plateau avec des glaces et des liqueurs.)
ASTOLPHE.

J’ai encore de quoi payer tes révélations, dussé-je vendre mon corps aux carabins ; parle… (Il se verse des liqueurs et boit avec préoccupation.)

FAUSTINA.

Vendre ton corps pour un secret ? Eh bien, soit : l’idée est charmante : je ne veux de toi qu’une nuit d’amour. Cela t’étonne ? Tiens, Astolphe, je ne suis plus une courtisane ; je suis riche, et je suis une femme galante. N’est-ce pas ainsi que cela s’appelle ? Je t’ai toujours aimé, viens enterrer le carnaval dans mon boudoir.

ASTOLPHE.

Étrange fille ! tu te donneras donc pour rien une fois dans ta vie ?

(Il boit.)
FAUSTINA.

Bien mieux, je me donnerai en payant, car je te dirai le secret d’Antonio ! Viens-tu ?

(Elle se lève.)
ASTOLPHE, se levant.

Si je le croyais, je serais capable de te présenter un bouquet et de chanter une romance sous tes fenêtres.

FAUSTINA.

Je ne te demande pas d’être galant. Fais seulement comme si tu m’aimais. Être aimée, c’est un rêve que j’ai fait quelquefois, hélas !

ASTOLPHE.

Malheureuse créature ! j’aurais pu t’aimer, moi ! car j’étais un enfant, et je ne savais pas ce que c’est qu’une femme comme toi… Tu mens quand tu exprimes un pareil regret.

FAUSTINA.

Oh ! Astolphe ! je ne mens pas. Que toute ma vie me soit reprochée au jour du jugement, excepté cet instant où nous sommes et cette parole que je te dis : Je t’aime !

ASTOLPHE.

Toi ?… Et moi, comme un sot, je t’écoute partagé entre l’attendrissement et le dégoût !

FAUSTINA.

Astolphe, tu ne sais pas ce que c’est que la passion d’une courtisane. Il est donné à peu d’hommes de le savoir, et pour le savoir il faut être pauvre. Je viens de jeter tes derniers écus dans la rue. Tu ne peux te méfier