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GABRIEL.

ASTOLPHE.

Oui. Est-ce que vous n’aimez pas non plus les femmes ?

GABRIEL.

Je ne peux pas les souffrir.

ASTOLPHE, riant.

Ah ! ah ! qu’il est original ! Alors qu’est-ce que vous aimez ? le grec, la rhétorique, la géométrie, quoi ?

GABRIEL.

Rien de tout cela. J’aime mon cheval, le grand air, la musique, la poésie, la solitude, la liberté avant tout.

ASTOLPHE.

Mais c’est très-joli, tout cela ! Cependant je vous aurais cru tant soit peu philosophe.

GABRIEL.

Je le suis un peu.

ASTOLPHE.

Mais j’espère que vous n’êtes pas égoïste ?

GABRIEL.

Je n’en sais rien.

ASTOLPHE.

Quoi ! n’aimez-vous personne ? N’avez-vous pas un seul ami ?

GABRIEL.

Pas encore ; mais je désire vous avoir pour ami.

ASTOLPHE.

Moi ! c’est très-obligeant de votre part ; mais savez-vous si j’en suis digne ?

GABRIEL.

Je désire que vous le soyez. Il me semble que vous ne pourrez pas être autrement d’après ce que je me propose d’être pour vous.

ASTOLPHE.

Oh ! doucement, doucement, mon cousin. Vous avez parlé de payer mes dettes ; j’ai répondu : Faites, si cela vous amuse ; mais maintenant, je vous dis : Pas d’airs de protection, s’il vous plaît, et surtout pas de sermons. Je ne tiens pas énormément à payer mes dettes ; et si vous les payez, je ne promets nullement de n’en pas faire d’autres. Cela regarde mes créanciers. Je sais bien que, pour l’honneur de la famille, il vaudrait mieux que je fusse un garçon rangé, que je ne hantasse point les tavernes et les mauvais lieux, ou du moins que je me livrasse à mes vices en secret…

GABRIEL.

Ainsi vous croyez que c’est pour l’honneur de la famille que je m’offre à vous rendre service ?

ASTOLPHE.

Cela peut être ; on fait beaucoup de choses dans notre famille par amour propre.

GABRIEL.

Et encore plus par rancune.

ASTOLPHE.

Comment cela ?

GABRIEL.

Oui ; on se hait dans notre famille, et c’est fort triste.

ASTOLPHE.

Moi, je ne hais personne, je vous le déclare. Le ciel vous a fait riche et raisonnable ; il m’a fait pauvre et prodigue : il s’est montré trop partial peut-être. Il eût mieux fait de donner au sang des Octave un peu de l’économie et de la prudence des Jules, au sang des Jules un peu de l’insouciance et de la gaieté des Octave. Mais enfin, si vous êtes, comme vous le paraissez, mélancolique et orgueilleux, j’aime encore mieux mon enjouement et ma bonhomie que votre ennui et vos richesses. Vous voyez que je n’ai pas sujet de vous haïr, car je n’ai pas sujet de vous envier.

GABRIEL.

Écoutez, Astolphe ; vous vous trompez sur mon compte. Je suis mélancolique par nature, il est vrai ; mais je ne suis point orgueilleux. Si j’avais eu des dispositions à l’être, l’exemple de mes parents m’en aurait guéri. Je vous ai semblé un peu philosophe ; je le suis assez pour haïr et renier cette chimère qui met l’isolement, la haine et le malheur à la place de l’union, des sympathies et du bonheur domestique.

ASTOLPHE.

C’est bien parler. À ce compte, j’accepte votre amitié. Mais ne vous ferez-vous pas un mauvais parti avec le vieux prince mon grand-oncle, si vous me fréquentez ?

GABRIEL.

Très-certainement cela arrivera.

ASTOLPHE.

En ce cas, restons-en là, croyez-moi. Je vous remercie de vos bonnes intentions : comptez que vous aurez en moi un parent plein d’estime, toujours disposé à vous rendre service, et désireux d’en trouver l’occasion ; mais ne troublez pas votre vie par une amitié romanesque où tout le profit et la joie seraient de mon côté, où toutes les luttes et tous les chagrins retomberaient sur vous. Je ne le veux pas.

GABRIEL.

Et moi, je le veux, Astolphe ; écoutez-moi. Il y a huit jours j’étais encore un enfant : élevé au fond d’un vieux manoir avec un gouverneur, une bibliothèque, des faucons et des chiens, je ne savais rien de l’histoire de notre famille et des haines qui ont divisé nos pères ; j’ignorais jusqu’à votre nom, jusqu’à votre existence. On m’avait élevé ainsi pour m’empêcher, je suppose, d’avoir une idée ou un sentiment à moi ; et l’on crut m’inoculer tout à coup la haine et l’orgueil héréditaires, en m’apprenant, dans une grave conférence, que j’étais, moi enfant, le chef, l’espoir, le soutien d’une illustre famille, dont vous étiez, vous, l’ennemi, le fardeau, la honte.

ASTOLPHE.

Il a dit cela, le vieux Jules ? lâche insolence de la richesse !

GABRIEL.

Laissez en paix ce vieillard ; il est assez puni par la tristesse, la crainte et l’ennui qui rongent ses derniers jours. Quand on m’eut appris toutes ces choses, quand on m’eut bien dit que, par droit de naissance, je devais éternellement avoir mon pied sur votre tête, me réjouir de votre abaissement et me glorifier de votre abjection, je fis seller mon cheval, j’ordonnai à mon vieux serviteur de me suivre, et, prenant avec moi les sommes que mon grand-père avait destinées à mes voyages dans les diverses cours où il voulait m’envoyer apprendre le métier d’ambitieux, je suis venu vous trouver afin de dépenser cet argent avec vous en voyages d’instruction ou en plaisirs de jeune homme, comme vous l’entendrez. Je me suis dit que ma franchise vous convaincrait et lèverait tout vain scrupule de votre part ; que vous comprendriez le besoin que j’éprouve d’aimer et d’être aimé ; que vous partageriez avec moi en frère ; qu’enfin vous ne me forceriez pas à me jeter dans la vie des orgueilleux, en vous montrant orgueilleux vous-même, et en repoussant un cœur sincère qui vous cherche et vous implore.

ASTOLPHE, l’embrassant avec effusion.

Ma foi ! tu es un noble enfant ; il y a plus de fermeté, de sagesse et de droiture dans ta jeune tête qu’il n’y en a jamais eu dans toute notre famille. Eh bien, je le veux : nous serons frères, et nous nous moquerons des vieilles querelles de nos pères. Nous courrons le monde ensemble ; nous nous ferons de mutuelles concessions, afin d’être toujours d’accord : je me ferai un peu moins fou, tu te feras un peu moins sage. Ton grand-père ne peut pas te déshériter : tu le laisseras gronder, et nous nous chérirons à sa barbe. Toute la vengeance que je veux tirer de sa haine, c’est de t’aimer de toute mon âme.

GABRIEL, lui serrant la main.

Merci, Astolphe ; vous m’ôtez un grand poids de la poitrine.

ASTOLPHE.

C’est donc pour me rencontrer que tu avais été ce soir à la taverne ?

GABRIEL.

On m’avait dit que vous étiez là tous les soirs.

ASTOLPHE.

Cher Gabriel ! et tu as failli être assassiné dans ce tripot ! et je l’eusse été, moi, peut-être, sans ton secours ! Ah ! je ne t’exposerai plus jamais à ces ignobles périls ; je sens que pour toi j’aurai la prudence que je