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GABRIEL.

GABRIEL, tirant une autre bourse.

Faut-il donc acheter la police et les témoins, comme si nous étions des malfaiteurs !

ASTOLPHE.

Oui, c’est assez l’usage dans ce pays-ci.

L’HÔTE, refusant l’argent de Gabriel.

Non, monseigneur, je suis bien tranquille sur le dommage que ma maison a souffert. Je sais que votre altesse me le paiera généreusement, et je ne suis pas pressé. Mais il faut que justice se fasse. Je veux que ce tapageur d’Astolphe soit arrêté et demeure en prison jusqu’à ce qu’il m’ait payé la dépense qu’il fait chez moi depuis six mois. D’ailleurs je suis las du bruit et des rixes qu’il apporte ici tous les soirs avec ses méchants compagnons. Il a réussi a déconsidérer ma maison… C’est lui qui entame toujours les querelles, et je suis sûr que la scène de ce soir a été provoquée par lui…

UN DES SPADASSINS, garrotté.

Oui, oui ; nous étions là bien tranquilles…

ASTOLPHE, d’une voix tonnante.

Voulez-vous bien rentrer sous terre, abominable vermine ? (À l’hôte.) Ah ! ah ! déconsidérer la maison de monsieur ! (Riant aux éclats.) Entacher la réputation du coupe-gorge de monsieur ! Un repaire d’assassins… une caverne de bandits…

L’HÔTE.

Et qu’y veniez-vous faire, monsieur, dans cette caverne de bandits ?

ASTOLPHE.

Ce que la police ne fait pas, purger la terre de quelques coupe-jarrets.

LE CHEF DES SBIRES.

Seigneur Astolphe, la police fait son devoir.

ASTOLPHE.

Bien dit, mon maître : à preuve que sans notre courage et nos armes nous étions assassinés là tout à l’heure.

L’HÔTE.

C’est ce qu’il faut savoir. C’est à la justice d’en connaître. Messieurs, faites votre devoir, ou je porte plainte.

LE CHEF DES SBIRES, d’un air digne

La police sait ce qu’elle a à faire. Seigneur Astolphe, marchez avec nous.

L’HÔTE.

Je n’ai rien à dire contre ces nobles seigneurs.

(Montrant Gabriel et Marc.)
GABRIEL, aux sbires.

Messieurs, je vous suis. Si votre devoir est d’arrêter le seigneur Astolphe, mon devoir est de me remettre également entre les mains de la justice. Je suis complice de sa faute, si c’est une faute que de défendre sa vie contre des brigands. Un des cadavres qui gisaient ici tout à l’heure a péri de ma main.

ASTOLPHE.

Brave cousin !

L’HÔTE.

Vous, son cousin ? fi donc ! Voyez l’insolence ! un misérable qui ne paie pas ses dettes !

GABRIEL.

Taisez-vous, monsieur, les dettes de mon cousin seront payées. Mon intendant passera chez vous demain matin.

L’HÔTE, s’inclinant.

Il suffit, monseigneur.

ASTOLPHE.

Vous avez tort, cousin, cette dette-ci devrait être payée en coups de bâton. J’en ai bien d’autres auxquelles vous eussiez dû donner la préférence.

GABRIEL.

Toutes seront payées.

ASTOLPHE.

Je crois rêver… Est-ce que j’aurais fait mes prières ce matin ? ou ma bonne femme de mère aurait-elle payé une messe à mon intention ?

LE CHEF DES SBIRES.

En ce cas les affaires peuvent s’arranger…

GABRIEL.

Non, monsieur, la justice ne doit pas transiger ; conduisez-nous en prison… Gardez l’argent, et traitez-nous bien.

LE CHEF DES SBIRES.

Passez, monseigneur.

MARC, à Gabriel.

Y songez-vous ? en prison, vous, monseigneur ?

GABRIEL.

Oui, je veux connaître un peu de tout.

MARC.

Bonté divine ! que dira monseigneur votre grand-père ?

GABRIEL.

Il dira que je me conduis comme un homme.


Scène II

En prison.


GABRIEL, ASTOLPHE, le chef des sbires, MARC.

(Astolphe dort étendu sur un grabat. Marc est assoupi sur un banc au fond. Gabriel se promène à pas lents, et chaque fois qu’il passe devant Astolphe, il ralentit encore sa marche et le regarde.)

GABRIEL.

Il dort comme s’il n’avait jamais connu d’autre domicile ! Il n’éprouve pas, comme moi, une horrible répugnance pour ces murs souillés de blasphèmes, pour cette couche où des assassins et des parricides ont reposé leur tête maudite. Sans doute, ce n’est pas la première nuit qu’il passe en prison ! Étrangement calme ! et pourtant il a ôté la vie à son semblable, il y a une heure ! son semblable ! un bandit ? Oui, son semblable. L’éducation et la fortune eussent peut-être fait de ce bandit un brave officier, un grand capitaine. Qui peut savoir cela, et qui s’en inquiète ? celui-là seul à qui l’éducation et le caprice de l’orgueil ont créé une destinée si contraire au vœu de la nature : moi ! Moi aussi, je viens de tuer un homme… un homme qu’un caprice analogue eût pu, au sortir du berceau, ensevelir sous une robe et jeter à jamais dans la vie timide et calme du cloître ! (Regardant Astolphe.) Il est étrange que l’instant qui nous a rapprochés pour la première fois ait fait de chacun de nous un meurtrier ! Sombre présage ! mais dont je suis le seul à me préoccuper, comme si, en effet, mon âme était d’une nature différente… Non, je n’accepterai pas cette idée d’infériorité ! les hommes seuls l’ont créée, Dieu la réprouve. Ayons le même stoïcisme que ceux-là, qui dorment après une scène de meurtre et de carnage.

(Il se jette sur un autre lit.)
ASTOLPHE, rêvant.

Ah ! perfide Faustina ! tu vas souper avec Alberto, parce qu’il m’a gagné mon argent !… Je te… méprise… (Il s’éveille et s’assied sur son lit.) Voilà un sot rêve ! et un réveil plus sot encore ! la prison ! Eh ! compagnons ?…Point de réponse ; il paraît que tout le mode dort. Bonne nuit !

(Il se recouche et se rendort.)
GABRIEL, se soulevant, le regarde.

Faustina ! Sans doute c’est le nom de sa maîtresse. Il rêve à sa maîtresse ; et moi, je ne puis songer qu’à cet homme dont les traits se sont hideusement contractés quand ma balle l’a frappé… Je ne l’ai pas vu mourir… il me semble qu’il râlait encore sourdement quand les sbires l’ont emporté… J’ai détourné les yeux… je n’aurais pas eu le courage de regarder une seconde fois cette bouche sanglante, cette tête fracassée !… Je n’aurais pas cru la mort si horrible. L’existence de ce bandit est-elle donc moins précieuse que la mienne ? La mienne ! n’est-elle pas à jamais misérable ? n’est-elle pas criminelle aussi ? Mon Dieu ! pardonnez-moi. J’ai accordé la vie à l’autre… je n’aurais pas eu le courage de la lui ôter… Et lui !… qui dort là si profondément, il n’eût pas fait grâce : il n’en voulait laisser échapper aucun ! Était-ce courage ? était-ce férocité ?

ASTOLPHE, rêvant.

À moi ! à l’aide ! on m’assassine… (Il s agite sur son