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JEAN ZISKA.

leurs cruautés. Il ne faut pas oublier que Ziska, absorbé dans des préoccupations toutes militaires, s’inquiétait peu, au fond, de la doctrine ; qu’il persistait à se dire calixtin pour conserver son ascendant sur le juste-milieu hussite, qui était le parti le plus nombreux, sinon le plus énergique du moment ; enfin, qu’il avait à se maintenir puissant, sur toutes les nuances du hussitisme, et qu’il y parvint en tolérant tous les excès, sans vouloir précisément accepter la responsabilité de ceux mêmes où il avait trempé le plus activement. Nous n’alléguons pas ces motifs pour excuser les crimes qui furent commis par Ziska contre l’humanité. Mais on ne l’a pas accusé de ceux-là seulement, et il faut répéter souvent qu’au moyen âge, ces sortes de crimes, qui, Dieu merci, nous paraissent injustifiables aujourd’hui, n’avaient pas dans l’esprit des hommes la même importance. L’Église avait donné l’exemple. Elle, la gardienne des charitables et miséricordieuses inspirations du christianisme, la loi suprême, la justice idéale proclamée souveraine de toutes les justices matérielles des pouvoirs constitués, elle avait allumé les bûchers, inventé les tortures, proclamé la croisade contre les dissidents. Les moralistes de l’Église auraient donc eu bien mauvaise grâce à reprocher à Ziska le crime de lèse-humanité. Aussi les historiens catholiques ont-ils tenté de lui imputer des crimes de lèse-patriotisme, pensant que le premier ne le rendrait pas assez odieux à la postérité. Ils ont insisté sur son vandalisme, sur la ruine des monuments et des bibliothèques, la gloire et la lumière du pays. Je crois qu’il est des époques où ces actes de vandalisme sont plus que justifiables, et on les a comparés souvent à la résolution du capitaine de navire qui fait jeter à la mer les richesses de sa cargaison pour sauver son équipage dans la tempête. Je viens de prouver que, sans cette dévastation, les Bohémiens n’eussent pu résister six mois à l’ennemi. On verra que, grâce à elle, ils lui résistèrent pendant quatorze ans avec une énergie et des ressources incroyables.

Mais il est une autre accusation grave qui pèse sur Ziska, et qu’il faut encore examiner. Afin de le peindre comme le chef infâme d’une poignée de scélérats, afin de lui ôter son caractère terrible, et pourtant sacré, de chef du peuple et de représentant de sa patrie, on l’a montré, surtout dans les premiers temps de son entreprise, portant l’épouvante et la désolation chez ses propres compatriotes, chez ses coreligionnaires ; on a affecté de peindre la haine et la terreur de certaines provinces qui résistèrent d’abord à son impulsion, et qu’il n’entraîna que par la violence. Ses apologistes ont vainement essayé de nier ou d’atténuer ses ravages dans les champs de la Bohême : nous les croyons certains, mais nous les comprenons ainsi :

Il ne s’agissait pas seulement pour Ziska de faire la guerre aux armées de Sigismond ; il fallait la faire d’abord aux partisans de la monarchie, aux courtisans de la domination étrangère ; et des populations entières, celles qui jouissaient, comme nous l’avons dit plus haut, de certains bénéfices de conquête ou de certains privilèges agricoles et industriels, faisaient cause commune avec leurs seigneurs catholiques. Il y a plus : dans les premiers temps de l’insurrection, les paysans ne comprirent pas la mission des Taborites, et voulurent rester dans l’inaction. Quelque pauvre et accablé que soit le mercenaire, quelque humilié que soit le serf, on ne le surprend pas toujours dans une velléité de révolte et de courage. L’esclave s’habitue à sa chaîne, l’indigent aime son toit de chaume, et la crainte d’être plus mal l’empêche souvent de désirer mieux. Les prêtres taborites arrivaient dans les campagnes, prêchant la parole du Christ à ses disciples :« Levez-vous, quittez vos filets, et suivez-moi. » Ziska ajouta en vrai condottiere : « Cédez vos huttes, votre vaisselle de terre, votre maigre repas, et le bétail dont on vous a confié la garde, et les armes dont on vous a munis contre nous, à mes soldats, à mes enfants ; car ils sont l’épée flamboyante de l’ange, ils sont la trompette du jugement dernier. Ils viennent pour punir vos maîtres et briser votre joug. Vous leur devez secours et assistance, amour et respect. » Le serf était souvent sourd à ce langage, et répondait : « Si vous venez de la part de Dieu, respectez au moins le prochain. Vous nous compromettez auprès de nos maîtres ; vous nous ruinez. Vous êtes trop nombreux pour vivre de notre pain ; vous ne l’êtes pas assez pour nous défendre quand les prêtres et les seigneurs viendront nous accabler. Retirez-vous, ou bien nous nous défendrons, nous vous traiterons comme des brigands. »

De là des luttes sanglantes ; des villages, des villes mêmes qui n’avaient pas reçu les troupes impériales et qui n’avaient pas fait profession de foi catholique, furent réduites en cendres, horriblement saccagées et les habitants massacrés, parce qu’ils avaient refusé de marcher à la défense du pays. Ces terribles exécutions militaires assurèrent les desseins de Ziska. Tous les récalcitrants énergiques furent anéantis. Tous ceux qui se rendirent grossirent l’armée taborite. Ruinés, détachés de tout lien avec l’ancienne société, réduits à errer en mendiants sur une terre dévastée, ils n’eurent plus d’autre refuge que Tabor, cette cité étrange où, après avoir accompli des œuvres de sang, une société nouvelle se retirait pour prier avec enthousiasme, et pour pratiquer avec une sainte ferveur la loi d’une égalité fraternelle et d’une communauté idéale. « La maison est brûlée, disait Ziska, mais le temple est ouvert. La famille est dispersée par le glaive, qu’elle se reforme sous la parole de Dieu. Ici les veuves trouveront de nouveaux époux, et les orphelins des pères plus sages et des appuis plus sûrs que ceux qu’ils ont perdus. » C’est ainsi que, de gré ou de force, il entraîna les populations à sa suite. Il commençait par leur envoyer ses prêtres, et quand leur prédication avait échoué, il arrivait avec ses implacables sommations et ses sentences vengeresses. En peu de temps l’agriculture fut détruite, l’industrie paralysée ; les champs devinrent stériles, les bourgades où l’ennemi eût pu se reposer des monceaux de ruines, les bois et les montagnes peuplés d’invisibles défenseurs, chaque buisson du chemin une tanière pour le partisan aux aguets. Les seigneurs catholiques n’osaient plus sortir de leurs châteaux. Les garnisons impériales se tenaient muettes et consternées derrière leurs remparts. Prague et les villes royales se demandaient avec effroi ce qu’elles allaient devenir, et se perdaient en discussions théologiques, ou en propositions d’accommodement avec la couronne sans oser se défendre. La Bohême était ruinée. Sigismond riait de sa détresse et ne se pressait pas d’arriver, pensant que les divers partis allaient lui aplanir le chemin en s’entre-dévorant. Mais Tabor était riche, Tabor se fortifiait. L’armée de Tabor grossissait tous les jours et s’endurcissait au métier des armes. Et quand le juste-milieu se plaignait à Ziska du dommage qu’il lui avait causé, Ziska montrait Tabor et disait : « Le salut est là, faites-vous Taborites. Vous ne voulez pas souffrir, vous autres ? Nous voulons bien combattre pour vous ; mais le moins qu’il en puisse arriver, c’est que votre repos et votre bien-être en soient un peu troublés. Faites comme nous, ou laissez-nous faire. »

Tel fut le rôle de Ziska. Un temps arriva où tous le comprirent et plièrent sous sa volonté, fanatiques et tièdes, Taborites et Calixtins. Mais n’anticipons pas sur les événements, et suivons un peu la marche des premières luttes.

VI.

Les habitants des villes de Prague s’intitulaient, pour la plupart, Calixtins ; à Rome on les appelait par dérision Hussites clochants, parce qu’ils avaient abandonné Jean Huss en plusieurs choses ; à Tabor on les appelait faux Hussites parce qu’ils se tenaient à la lettre de Jean Huss et de Wicklef plus qu’à l’esprit de leur prédication. Quant à eux, Calixtins, ils s’intitulaient Hussites purs. En 1420 ils avaient formulé leur doctrine en quatre articles : 1o la communion sous les deux espèces ; 2o la libre prédication de la parole de Dieu ; 3o la punition des péchés publics ; la confiscation des biens du clergé et l’abrogation de tous ses pouvoirs et privilèges[1].

  1. Ces quatre articles étaient une protestation plus politique que reli-