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L’USCOQUE.

où j’avais appris l’incendie de San-Silvio et le malheur que cet événement avait entraîné. Je gravissais donc au hasard ces masses de pierres noircies, lorsque je vis venir, sur un sentier du roc abandonné aux chèvres et aux cigognes, un vieux pâtre accompagné de son chien et de son troupeau. Le vieillard, étonné de ma persévérance à explorer cette ruine, m’observait d’un air doux et bienveillant. Je fis d’abord peu d’attention à lui ; mais, ayant jeté les yeux sur son chien, je ne pus retenir un cri de surprise, et j’appelai aussitôt cet animal par son nom. À ce nom de Sirius, le lévrier blanc qui avait eu tant d’attachement pour votre infortunée nièce vint à moi en boitant et me caressa d’un air mélancolique. Cette circonstance engagea la conversation entre le pâtre et moi.

« Vous connaissez donc ce pauvre chien ? me dit-il. Sans doute vous êtes de ceux qui vinrent ici avec le commandant d’escadre Mocenigo ? C’est un véritable miracle que l’existence de Sirius, n’est-ce pas, mon officier ? »

« Je le priai de me l’expliquer. Il me raconta que le lendemain de l’incendie du château, vers le matin, comme il s’approchait par curiosité des décombres, il avait entendu de faibles gémissements qui semblaient partir des pierres amoncelées. Il avait réussi à déblayer un amas de ces pierres, et il avait dégagé le malheureux animal d’une sorte de cachot qu’un accident fortuit de l’éboulement lui avait, pour ainsi dire, jeté sur le corps sans l’écraser. Il respirait encore ; mais il avait une patte engagée sous un bloc et brisée : le pâtre souleva le bloc, emporta le lévrier, le soigna et le guérit. Il avoua qu’il l’avait caché ; car il craignait que les gens de l’escadre n’en prissent envie, et il se sentait beaucoup d’affection pour lui.

« — Ce n’est pas tant à cause de lui, ajouta-t-il, qu’à cause de sa maîtresse, qui était si bonne et si belle, et qui, plusieurs fois, était venue au secours de ma misère. Rien ne m’ôtera de la pensée qu’elle n’est pas morte par l’effet d’un malheureux hasard, mais bien plutôt par celui d’une méchante volonté ! Mais, ajouta encore le vieux pâtre, il n’est peut-être pas prudent pour un pauvre homme, même quand l’île est abandonnée, le château détruit et la rive déserte, de parler de ces choses-là. »

— Il est bien nécessaire d’en parler, cependant, dit Morosini d’une voix altérée, en interrompant, par l’effet d’une forte préoccupation, le récit d’Ezzelin ; mais il est nécessaire de n’en pas parler à la légère et sur de simples soupçons ; car ceci est encore plus grave et plus odieux, s’il est possible, que tout le reste.

— Il est présumable, reprit l’examinateur, que le comte Ezzelin a des preuves à l’appui de tout ce qu’il avance. Nous l’engageons à poursuivre son récit sans se laisser troubler par aucune observation, de quelque part qu’elle vienne. »

Ezzelin étouffa un soupir.

« C’est une rude tâche, dit-il, que celle que j’ai embrassée. Quand la justice ne peut réparer le mal commis, son rôle est tout amertume et pour celui qui la rend et pour ceux qui la reçoivent. Je poursuivrai néanmoins et remplirai mon devoir jusqu’au bout. Pressé par mes questions, le vieux pâtre me raconta qu’il avait vu souvent la signora Soranzo durant son séjour à San-Silvio. Il avait, sur le revers du rocher, un coin de terre où il cultivait des fleurs et des fruits ; il les lui portait, et recevait d’elle de généreuses aumônes. Il la voyait dépérir, et il ne doutait pas, d’après ce qu’il avait recueilli des propos des serviteurs du château, qu’elle ne fût pour son époux un objet de haine ou de dédain. Le jour qui précéda l’incendie du château, il la vit encore : elle paraissait mieux portante, mais fort agitée. « Écoute, lui dit-elle, tu vas porter cette boîte au lieutenant de vaisseau Mezzani ; » et elle prit sur sa table un petit coffre de bronze, qu’elle lui mit presque dans les mains. Mais elle le lui retira aussitôt, et, changeant d’avis, elle lui dit : « Non ! tu pourrais payer ce message de ta vie ; je ne le veux pas. Je trouverai un autre moyen… » Et elle le renvoya sans lui rien confier, mais en le chargeant d’aller trouver le lieutenant et de lui dire de venir la voir tout de suite. Le vieillard fit la commission. Il ignore si le lieutenant se rendit à l’ordre de la signora Giovanna. Le lendemain, l’incendie avait dévoré le donjon, et Giovanna Morosini était ensevelie sous les ruines. »

Ezzelin se tut.

« Est-ce là tout ce que vous avez à dire, seigneur comte ? lui dit l’examinateur.

— C’est tout.

— Voulez-vous produire vos preuves ?

— Je ne suis point venu ici, dit Ezzelin, en me vantant de produire les preuves de la vérité ; j’y suis venu pour dire la vérité telle qu’elle est, telle que je la possède en moi. Je ne songeais point à amener Orio Soranzo au pied de ce tribunal lorsque j’ai acquis la certitude de ses crimes. En revenant à Venise, je ne voulais que le chasser de ma maison, de ma famille, et remettre son sort entre les mains de l’amiral. Vous m’avez sommé de dire ce que je savais, je l’ai fait ; je l’affirmerai par serment, et j’engagerai mon honneur à le soutenir désormais envers et contre tous. Orio Soranzo pourra soutenir le contraire, il pourra fort bien affirmer par serment que j’en ai menti. Votre conscience jugera, et votre sagesse prononcera qui de lui ou de moi est un imposteur et un lâche.

— Comte Ezzelin, dit Morosini, le conseil des Dix fera de votre assertion l’appréciation qu’il jugera convenable. Quant à moi, je n’ai pas de jugement à formuler dans cette affaire, et quelque douloureuses que soient mes impressions personnelles, je saurai les renfermer, puisque l’accusé est dans les mains de la justice. Je dois seulement me constituer en quelque sorte son défenseur jusqu’à ce que vous m’ayez, sous tous les rapports, ôté le courage de le faire. Vous avez avancé une autre accusation que j’ai à peine la force de rappeler, tant elle soulève en moi de souvenirs amers et de sentiments douloureux. Je dois vous demander, malgré ce que vous venez de dire, si vous avez une preuve matérielle à fournir de l’attentat dont, selon vous, mon infortunée nièce aurait été victime ?

— Je demande la permission de répondre au noble Morosini, dit Stefano Barbolamo en se levant ; car cette tâche m’appartient, et c’est d’après mes conseils et mes instances, je dirai plus, c’est sous ma garantie, que le comte Ezzelin a raconté ce qu’il avait appris du vieux pâtre de Curzolari. Sans doute ceci prouverait peu de chose, isolé de tout le reste ; mais la suite de l’examen prouvera que c’est un fait de haute importance. Je demande à ce qu’on enregistre seulement toutes les circonstances de ce récit, et à ce qu’on procède au reste de l’examen. »

Le juge fit un signe, et une porte s’ouvrit ; la personne qu’on allait introduire se fit attendre quelques instants. Orio s’assit brusquement au moment où elle parut.

C’était Naam ; le docteur regardait Orio très-attentivement.

« Puisque Vos Excellences passent à l’examen du troisième chef d’accusation, dit-il, je demande à être entendu sur un fait récent qui dénouera certainement tout le nœud de cette affaire, et qui seul pouvait m’engager, ainsi que je l’ai fait depuis quelques jours, à me porter l’adversaire de l’accusé.

— Parlez, dit le juge : cette séance, consacrée à l’examen des faits, appelle et accueille toute espèce de révélation.

— Avant-hier, dit Barbolamo, messer Orio Soranzo, que depuis plusieurs jours je voyais en qualité de médecin, ainsi que sa complice, me témoigna un grand dégoût de la vie, et me supplia de lui procurer du poison, afin, disait-il, que, si le mensonge et la haine triomphaient du bon droit et de la vérité, il pût se soustraire aux lenteurs d’un supplice indigne en tout cas d’un patricien. Ne pouvant me délivrer de son obsession, mais ne m’arrogeant pas le droit de soustraire un accusé à la justice des lois, j’allai lui chercher une poudre soporifique, et l’assurai que quelques grains de cette poudre suffiraient pour le délivrer de la vie. Il me fit les plus vifs remerciements, et me promit de n’attenter à ses jours qu’après la décision du tribunal.

« Vers le soir, je fus appelé par l’intendant des prisons à porter mes soins à la fille arabe Naam, la complice