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L’USCOQUE.

air de raillerie méprisante. Vous admirez les hauts faits de l’Uscoque ? Vous en feriez volontiers votre ami et votre frère d’armes, je gage ? Noble sympathie d’une âme belliqueuse ! »

Léontio parut très-confus ; mais Ezzelin, qui ne voulait pas lâcher prise, intervint.

« Je déclare que cette sympathie serait mal placée, dit-il. J’ai eu l’an dernier, dans le golfe de Lépante, affaire à des pirates missolonghis qui se firent couper en morceaux plutôt que de se rendre. Aujourd’hui, j’ai vu ce terrible Uscoque reculer pour une blessure et se sauver comme un lâche quand il a vu couler son sang. »

La main d’Orio serra convulsivement sa coupe. L’Arabe la lui retira au moment où il la portait à sa bouche.

« Qu’est-ce ! » s’écria Orio d’une voix terrible. Mais, s’étant retourné et ayant reconnu Naam, il se radoucit et dit en riant :

« Voici l’enfant du Prophète qui veut m’arracher à la damnation ! Aussi bien, ajouta-t-il en se levant, il me rend service. Le vin me fait mal et aggrave l’irritation de cette maudite plaie qui, depuis deux mois, ne vient pas à bout de se fermer.

— J’ai quelques connaissances en chirurgie, dit Ezzelin ; j’ai guéri beaucoup de plaies à mes amis et leur ai rendu service à la guerre en les retirant des mains des empiriques. Si Votre Seigneurie veut me montrer sa blessure, je me fais fort de lui donner un bon avis.

— Votre Seigneurie a des connaissances universelles et un dévouement infatigable, répondit Orio sèchement. Mais cette main est fort bien pansée, et sera bientôt en état de défendre celui qui la porte contre toute méchante interprétation et contre toute accusation calomnieuse. »

En parlant ainsi, Orio se leva, et, renouvelant ses offres de service à Ezzelin d’un ton qui cette fois semblait l’avertir qu’il les accepterait en pure perte, il lui demanda quelles étaient ses intentions pour le lendemain.

« Mon intention, répondit le comte, est de partir dès le point du jour pour Corfou, et je rends grâce à Votre Seigneurie de ses offres. Je n’ai besoin d’aucune escorte, et ne crains pas une nouvelle attaque des pirates. J’ai vu aujourd’hui ce que je devais attendre d’eux, et, tels que je les connais, je les brave.

— Vous me ferez du moins l’honneur, dit Soranzo, d’accepter pour cette nuit l’hospitalité dans ce château ; mon propre appartement vous a été préparé…

— Je ne l’accepterai pas, Messer, répondit le comte. Je ne me dispense jamais de coucher à mon bord quand je voyage sur les galères de la république. »

Orio insista vainement. Ezzelin crut devoir ne point céder. Il prit congé de Giovanna, qui lui dit à voix basse, tandis qu’il lui baisait la main :

« Prenez garde à mon rêve ! soyez prudent ! »

Puis elle ajouta tout haut :

« Faites mon message fidèlement auprès d’Argiria. »

Ce fut la dernière parole qu’Ezzelin entendit sortir de sa bouche. Orio voulut l’accompagner jusqu’à la poterne du donjon, et il lui donna un officier et plusieurs hommes pour le conduire à son bord. Toutes ces formalités accomplies, tandis que le comte remontait sur sa galère, Orio Soranzo se traîna dans son appartement, et tomba épuisé de fatigue et de souffrance sur son lit.

Naam ferma les portes avec soin, et se mit à panser sa main brisée.


L’abbé s’arrêta, fatigué d’avoir parlé si longtemps. Zuzuf prit la parole à son tour, et, dans un style plus rapide, il continua à peu près en ces termes l’histoire de l’Uscoque :

« Laisse-moi, Naam, laisse-moi ! Tu épuiserais en vain sur cette blessure maudite le suc de toutes les plantes précieuses de l’Arabie, et tu dirais en vain toutes les paroles cabalistiques dont une science inconnue t’a révélé les secrets : la fièvre est dans mon sang, la fièvre du désespoir et de la fureur ! Eh quoi ! ce misérable, après m’avoir ainsi mutilé, ose encore me braver en face et me jeter l’insulte de son ironie ! et je ne puis aller moi-même châtier son insolence, lui arracher la vie et baigner mes deux bras jusqu’au coude dans son sang ! Voilà le topique qui guérirait ma blessure et qui calmerait ma fièvre !

— Ami ! tiens-toi tranquille, prends du repos, si tu ne veux mourir. Voici que mes conjurations opèrent. Le sang que j’ai tiré de mes veines et que j’ai versé dans cette coupe commence à obéir à la formule sacrée ; il bout, il fume ! Maintenant je vais l’appliquer sur ta plaie… »

Soranzo se laisse panser avec la soumission d’un enfant ; car il craint la mort comme étant le terme de ses entreprises et la perte de ses richesses. Si parfois il la brave avec un courage de lion, c’est quand il combat pour sa fortune. À ses yeux, la vie n’est rien sans l’opulence, et si, dans ses jours de ruine et de détresse, la voix du destin lui annonçait qu’il est condamné pour toujours à la misère, il précipiterait, du haut de son donjon, dans la mer noire et profonde, ce corps tant choyé pour lequel aucun aromate d’Asie n’est assez exquis, aucune étoffe de Smyrne assez riche ou assez moelleuse.

Quand l’Arabe a fini ses maléfices, Soranzo le presse de partir.

« Va, lui dit-il, sois aussi prompt que mon désir, aussi ferme que ma volonté. Remets à Hussein cette bague qui t’investit de ma propre puissance. Voici mes ordres : Je veux qu’avant le jour il soit à la pointe de Natolica, à l’endroit que je lui ai désigné ce matin, et qu’il se tienne là avec ses quatre caïques pour engager l’attaque ; que le renégat Fremio se poste aux grottes de la Cigogne avec sa chaloupe pour prendre l’ennemi en flanc, et que la tartane albanaise, bien munie de ses pierriers, se tienne là où je l’ai laissée, afin de barrer la sortie des écueils. Le Vénitien quittera notre crique avec le jour ; une heure après le lever du soleil, il sera en vue des pirates. Deux heures après le lever du soleil, il doit être aux prises avec Hussein ; trois heures après le lever du soleil, il faut que les pirates aient vaincu. Et dis-leur ceci encore : Si cette proie leur échappe, dans huit jours Morosini sera ici avec une flotte ; car le Vénitien me soupçonne et va m’accuser. S’il arrive à Corfou, dans quinze jours il n’y aura plus un rocher où les pirates puissent cacher leurs barques, pas une grève où ils osent tracer l’empreinte de leurs pieds, pas un toit de pêcheur où ils puissent abriter leurs têtes. Et dis-leur ceci surtout : Si on épargnait la vie d’un seul Vénitien de cette galère, et si Hussein, se laissant séduire par l’espoir d’une forte rançon, consentait à emmener leur chef en captivité, dis-lui que mon alliance avec lui serait rompue sur-le-champ, et que je me mettrais moi-même à la tête des forces de la république pour l’exterminer, lui et toute sa race. Il sait que je connais les ruses de son métier mieux que lui-même ; il sait que sans moi il ne peut rien. Qu’il songe donc à ce qu’il pourrait contre moi, et qu’il se souvienne de ce qu’il doit craindre ! Va ; dis-lui que je compterai les heures, les minutes ; lorsqu’il sera maître de la galère, il tirera trois coups de canon pour m’avertir ; puis il la coulera bas, après l’avoir dépouillée entièrement… Demain soir il sera ici pour me rendre ses comptes. S’il ne me présente un gage certain de la mort du chef vénitien, sa tête ! je le ferai pendre aux créneaux de ma grande tour. Va, telle est ma volonté. N’en omets pas une syllabe… Maudit trois fois soit l’infâme qui m’a mis hors de combat ! Eh quoi ! n’aurais-je pas la force de me traîner jusqu’à cette barque ? Aide-moi, Naam ? si je puis seulement me sentir ballotter par la vague, mes forces reviendront ! Rien ne réussit à ces maudits pirates quand je ne suis pas avec eux… »

Orio essaie de se traîner jusqu’au milieu de sa chambre ; mais le frisson de la fièvre fait claquer ses dents ; les objets se transforment devant ses yeux égarés, et à chaque instant il lui semble que les angles de son appar-