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L’USCOQUE.

cet appel de la signora, sous peine d’attirer sur lui et sur elle-même la colère de Soranzo.

« Il a défendu sous les peines les plus sévères, ajouta Léontio, de laisser aucun Vénitien, quels que soient son rang et son âge, pénétrer dans ses appartements intérieurs ; et comme il est également défendu à la signora de franchir l’enceinte des galeries de bois, je déclare que cette entrevue peut être également funeste à Votre Seigneurie, à la signora Soranzo et à moi.

— Quant à vos craintes personnelles, répondit Ezzelin d’un ton ferme, je vous ai déjà dit, monsieur, que vous pouviez passer à bord de ma galère et que vous y seriez en sûreté ; et quant à la signora Soranzo, puisqu’elle est exposée à de tels dangers, il est temps qu’elle trouve un homme capable de l’y soustraire, et résolu à le tenter. »

En parlant ainsi, il fit un geste expressif qui écarta promptement Léontio de la porte vers laquelle il s’était précipité pour lui barrer le passage.

« Je sais, dit celui-ci en se retirant, le respect que je dois au rang que Votre Seigneurie occupe dans la république et dans l’armée ; je la supplie donc de constater au besoin que j’ai obéi à ma consigne, et qu’elle a pris sur elle de l’outre-passer. »

La servante grecque ayant pris, dans une niche de l’escalier, une lampe d’argent qu’elle y avait déposée, conduisit Ezzelin, à travers un dédale de couloirs, d’escaliers et de terrasses, jusqu’à la plate-forme qui servait de jardin. L’air tiède du printemps hâtif et généreux de ces climats soufflait mollement dans ce site abrité de toutes parts. De beaux oiseaux chantaient dans une volière, et des parfums exquis s’exhalaient des buissons de fleurs pressées et suspendues en festons à toutes les colonnes. On eût pu se croire dans un de ces beaux cortile des palais vénitiens, où les roses et les jasmins, acclimatés avec art, semblent croître et vivre dans le marbre et la pierre.

L’esclave grecque souleva le rideau de pourpre de la porte principale, et le comte pénétra dans un frais boudoir de style byzantin, décoré dans le goût de l’Italie.

Giovanna était couchée sur des coussins de drap d’or brodés en soie de diverses couleurs. Sa guitare était encore dans ses mains, et le grand lévrier blanc d’Orio, couché à ses pieds, semblait partager son attente mélancolique. Elle était toujours belle, quoique bien différente de ce qu’elle avait été naguère. Le brillant coloris de la santé n’animait plus ses traits, et l’embonpoint de sa jeunesse avait été dévoré par le souci. Sa robe de soie blanche était presque du même ton que son visage, et ses grands bracelets d’or flottaient sur ses bras amaigris. Il semblait qu’elle eût déjà perdu cette coquetterie et ce soin de sa parure qui, chez les femmes, est la marque d’un amour partagé. Les bandeaux de perles de sa coiffure s’étaient détachés et tombaient avec ses cheveux dénoués sous ses épaules d’albâtre, sans qu’elle permît à ses esclaves de les rajuster. Elle n’avait plus l’orgueil de la beauté. Un mélange de faiblesse languissante et de vivacité inquiète se trahissait dans son attitude et dans ses gestes. Lorsque Ezzelin entra, elle semblait brisée de fatigue, et ses paupières veinées d’azur ne sentaient pas l’éventail de plumes qu’une esclave moresque agitait sur son front ; mais, au bruit que fit le comte en s’approchant, elle se souleva brusquement sur ses coussins, et fixa sur lui un regard où brillait la fièvre. Elle lui tendit les deux mains à la fois pour serrer la sienne avec force ; puis elle lui parla avec enjouement, avec esprit, comme si elle l’eût retrouvé à Venise au milieu d’un bal. Un instant après, elle étendit le bras pour prendre, des mains de l’esclave, un flacon d’or incrusté de pierres précieuses, qu’elle respira en pâlissant, comme si elle eût été près de défaillir ; puis elle passa ses doigts nonchalants sur les cordes de son luth, fit à Ezzelin quelques questions frivoles dont elle n’écouta pas les réponses ; enfin, se soulevant et s’accoudant sur le rebord d’une étroite fenêtre placée derrière elle, elle attacha ses regards sur les flots noirs où commençait à trembler le reflet de l’étoile occidentale, et tomba dans une muette rêverie. Ezzelin comprit que le désespoir était en elle.

Au bout de quelques instants, elle fit signe à ses femmes de se retirer, et lorsqu’elle fut seule avec Ezzelin, elle ramena sur lui ses grands yeux bleus cernés d’un bleu encore plus sombre, et le regarda avec une singulière expression de confiance et de tristesse. Ezzelin, jusque-là mortellement troublé de sa présence et de ses manières, sentit se réveiller en lui cette tendre pitié qu’elle semblait implorer. Il fit quelques pas vers elle ; elle lui tendit de nouveau la main, et l’attirant à ses pieds sur un coussin :

« Ô mon frère ! lui dit-elle, mon noble Ezzelin ! vous ne vous attendiez pas sans doute à me retrouver ainsi ! Vous voyez sur mes traits les ravages de la souffrance ; ah ! votre compassion serait plus grande si vous pouviez sonder l’abîme de douleur qui s’est creusé dans mon âme !

— Je le devine, Madame, répondit Ezzelin ; et puisque vous m’accordez le doux et saint nom de frère, comptez que j’en remplirai tous les devoirs avec joie. Donnez-moi vos ordres, je suis prêt à les exécuter fidèlement.

— Je ne sais ce que vous voulez dire, mon ami, reprit Giovanna ; je n’ai point d’ordres à vous donner, si ce n’est d’embrasser pour moi votre sœur Argiria, le bel ange, de me recommander à ses prières et de garder mon souvenir, afin de vous entretenir de moi quand je ne serai plus. Tenez, ajouta-t-elle en détachant de sa chevelure d’ébène une fleur de laurier-rose à demi flétrie, donnez-lui ceci en mémoire de moi, et dites-lui de se préserver des passions ; car il y a des passions qui donnent la mort, et cette fleur en est l’emblème : c’est une fleur-reine, on en couronne les triomphateurs ; mais elle est, comme l’orgueil, un poison subtil.

— Et cependant, Giovanna, ce n’est pas l’orgueil qui vous tue, dit Ezzelin en recevant ce triste don ; l’orgueil ne tue que les hommes ; c’est l’amour qui tue les femmes.

— Mais ne savez-vous pas, Ezzelin, que, chez les femmes, l’orgueil est souvent le mobile de l’amour ? Ah ! nous sommes des êtres sans force et sans vertu, ou plutôt notre faiblesse et notre énergie sont également inexplicables ! Quand je songe à la puérilité des moyens qu’on emploie pour nous séduire, à la légèreté avec laquelle nous laissons la domination de l’homme s’établir sur nous, je ne comprends pas l’opiniâtreté de ces attachements si prompts à naître, si impossibles à détruire. Tout à l’heure je redisais une romance que vous devez vous rappeler, puisque c’est vous qui l’avez composée pour moi. Eh bien ! en la chantant, je songeais à ceci, que la naissance de Vénus est une fiction d’un sens bien profond. À son début, la passion est comme une écume légère que le vent ballotte sur les flots. Laissez-la grandir, elle devient immortelle. Si vous en aviez le temps, je vous prierais d’ajouter à ma romance un couplet où vous exprimeriez cette pensée ; car je la chante souvent, et bien souvent je pense à vous, Ezzelin. Croiriez-vous que tout à l’heure, lorsque vous avez prononcé mon nom de la fenêtre de la galerie, votre voix ne m’a pas laissé le moindre doute ? Et quand je vous ai aperçu dans le crépuscule, mes yeux n’ont pas hésité un instant à vous reconnaître. C’est que nous ne voyons pas seulement avec les yeux du corps. L’âme a des sens mystérieux, qui deviennent plus nets et plus perçants à mesure que nous déclinons rapidement vers une fin prématurée. Je l’avais souvent ouï dire à mon oncle. Vous savez ce qu’on raconte de la bataille de Lépante. La veille du jour où la flotte ottomane succomba sous les armes glorieuses de nos ancêtres autour de ces écueils, les pêcheurs des lagunes entendirent autour de Venise de grands cris de guerre, des plaintes déchirantes, et les coups redoublés d’une canonnade furieuse. Tous ces bruits flottaient dans les ondes et planaient dans les cieux. On entendait le choc des armes, le craquement des navires, le sifflement des boulets, les blasphèmes des vaincus, la plainte des mourants ; et cependant aucun combat naval ne fut livré cette nuit-là, ni sur l’Adriatique, ni sur aucune autre mer. Mais ces âmes simples eurent comme une révélation et une perception anticipée de ce qui