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LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

lapin battu de l’oiseau, ou plutôt d’un homme poursuivi par le follet.

— Vous l’avez dit, mon ami. Ou ce que Jeannie raconte des lutins nocturnes de la Vallée-Noire a un fond de réalité inexplicable, ou j’ai eu une hallucination. Mais il y a une heure, je crois (peut-être un siècle, je n’en sais rien !), que je me débats contre le diable.

— Si vous ne buviez pas obstinément de l’eau claire à tous vos repas, répondit le meunier, je penserais que vous vous êtes mis justement dans la disposition où il faut être pour rencontrer la Grand’Bête, la levrette blanche, ou Georgeon, le meneur des loups. Mais vous êtes un homme trop savant et trop raisonnable pour croire à ces histoires-là. Il faut donc qu’il vous soit arrivé quelque chose. Un chien enragé, peut-être ?

— Pire que cela, dit Lémor en reprenant ses esprits peu à peu ; une femme enragée, mon ami ! une sorcière qui courait plus vite que moi et qui a disparu, je ne sais comment, au moment où j’allais me jeter à l’eau pour m’en débarrasser.

— Une femme ? oh ! oh ! et que disait-elle ?

— Elle me prenait pour un certain Paul qui lui tient fort au cœur, à ce qu’il paraît.

— Je m’en doutais, c’est cela ! c’est la folle du château. Faut-il que je sois étourdi de ne pas avoir prévu que vous pouviez la rencontrer ici ? Vrai, cela m’était sorti de la tête ! Nous sommes si accoutumés à la voir trotter le soir comme une vieille belette, que nous n’y faisons plus d’attention. Et pourtant, c’est un malheur à fendre le cœur quand on y songe ! Mais comment diable s’est-elle mise après vous ? Elle a coutume de s’enfuir quand elle voit venir de son côté. Il faut que son mal ait empiré depuis peu ; la dose était pourtant assez bonne comme cela, pauvre fille !

— Quelle est donc cette infortunée créature ?

— On vous contera cela plus tard. Doublons le pas, s’il vous plaît ! vous avez l’air vanné de fatigue.

— Je crois que je me suis brisé les genoux en tombant.

— Pourtant, il y a là au bout du sentier quelqu’un qui s’impatiente à vous attendre, dit le meunier en baissant la voix encore plus.

— Oh ! s’écria Lémor, je me sens plus léger que le vent de la nuit !

Et il se mit à courir.

— Doucement ! dit le meunier en le retenant. Ne courez que sur l’herbe. Pas de bruit ! Elle est là sous ce grand arbre. Ne quittez pas l’endroit. Je vas faire la ronde tout autour en cas de surprise.

— Y a-t-il donc quelque danger pour elle à venir ici ? dit Lémor effrayé.

— Si je le pensais, je l’aurais bien empêchée d’y venir ! Ils sont tous occupés, au château neuf de la fête de demain. Mais quand je ne servirais qu’à écarter la folle, s’il lui prend fantaisie de revenir vous tourmenter !

Henri, tout à son bonheur, oublia tout le reste, et alla se précipiter aux pieds de Marcelle, qui l’attendait sous un massif de chênes, dans l’endroit le moins fréquenté du bois.

Aucune explication ne trouva place dans leur première expansion. Chastes et retenus, comme ils l’avaient toujours été, ils éprouvaient pourtant une ivresse qu’aucune parole humaine n’eût pu exprimer à leur gré. Ils étaient comme stupéfaits de se revoir si tôt, après avoir cru presque à une éternelle séparation, et cependant ils ne cherchaient pas à se faire comprendre l’un à l’autre tout ce qui s’était passé en eux pour les amener à rétracter si vite tous leurs projets de courage et de sacrifice. Ils devinaient bien mutuellement quelles souffrances inacceptables et quel entraînement irrésistible les avaient forcés à courir l’un vers l’autre, au moment où ils venaient de jurer de se fuir.

— Insensé ! qui voulais me quitter pour toujours ! disait Marcelle en abandonnant sa belle main à Lémor.

— Cruelle ! qui voulais me bannir pour un an ! répondit Henri en couvrant cette main de ses lèvres embrasées.

Et Marcelle comprenait bien que sa résolution d’un an de courage avait été plus sincère à ses propres yeux que l’exil éternel auquel Lémor avait essayé de se condamner.

Aussi quand ils purent se parler, effort dont ils ne furent capables qu’après s’être longtemps regardés dans le silence du ravissement, Marcelle revint-elle la première à ce dessein vraiment louable.

— Lémor, dit-elle, ceci n’est qu’un rayon de soleil entre deux nuages. Il faut obéir à la loi du devoir. Quand même nous ne rencontrerions ici aucun obstacle à la sécurité de nos relations, il y aurait quelque chose de profondément irréligieux à nous réunir si vite, et nous devons nous revoir à cette heure pour la dernière fois jusqu’à l’expiration de mon deuil. Dites-moi que vous m’aimez et que je serai votre femme, et j’aurai toute la force nécessaire pour vous attendre.

— Ne me parlez pas de séparation maintenant ! dit Lémor avec impétuosité. Oh ! laissez-moi savourer cet instant qui est le plus beau de ma vie. Laissez-moi oublier ce qui était hier, et ce qui sera demain. Voyez comme cette nuit est douce, comme ce ciel est beau ! Comme ce lieu-ci est tranquille et embaumé ! Vous êtes là ! c’est bien vous, Marcelle, ce n’est pas votre ombre ! Nous sommes là tous les deux ! Nous nous sommes retrouvés par hasard et involontairement ! Dieu l’a voulu et nous avons été si heureux d’obéir, tous les deux ! vous aussi, Marcelle ! autant que moi ? Est-ce possible ! non, je ne rêve pas, car vous êtes ici, près de moi ! avec moi ! seuls ! heureux ! nous nous aimons tant ! nous n’avons pas pu nous quitter, nous ne le pouvons pas, nous ne le pourrons jamais !

— Et pourtant, ami…

— Je sais ! je sais ce que vous voulez dire. Demain, un autre jour, vous m’écrirez, vous me ferez dire votre volonté. J’obéirai, vous le savez bien ! Pourquoi m’en parlez-vous ce soir ? pourquoi gâter ce moment qui n’a pas eu son pareil dans toute ma vie ? Laissez-moi me persuader qu’il ne finira jamais. Marcelle, je vous vois ! Oh ! que je vous vois bien, malgré la nuit ! que vous êtes embellie depuis trois jours… depuis ce matin, où vous étiez déjà si belle ! Oh ! dites-moi que votre main ne sortira plus jamais de la mienne ! je la tiens si bien !

— Ah ! vous avez raison, Lémor ! Soyons heureux de nous retrouver, et ne pensons pas maintenant qu’il faudra se quitter… demain… un autre jour.

— Oui, un autre jour, un autre jour ! s’écria Henri.

— Faites-moi donc le plaisir de parler plus bas, dit le meunier en se rapprochant. J’entends malgré moi tout ce que vous dites, monsieur Henri !

Les deux amants restèrent pendant près d’une heure plongés dans une pure extase, faisant les plus doux rêves d’avenir et parlant de leur bonheur, comme s’il devait, non pas s’interrompre, mais commencer le lendemain. La brise secouait sur eux les parfums de la nuit, et les étoiles sereines passaient sur leurs têtes sans qu’ils voulussent s’apercevoir de la marche inévitable du temps, qui ne s’arrête que dans le cœur des amants heureux.

Mais le meunier, après avoir donné de loin plus d’un signe d’impatience, vint les interrompre lorsque l’inclinaison des étoiles polaires lui indiqua dix heures au cadran céleste.

— Mes amis, dit-il, impossible à moi de vous laisser là, et impossible aussi de vous attendre un instant de plus. Je n’entends plus chanter les bouviers dans la cour de la ferme, et les lumières s’éteignent aux fenêtres du château neuf. Il n’y a plus que celle de mademoiselle Rose qui brille ; elle attend madame Marcelle pour se coucher. M. Bricolin va venir faire sa ronde ici avec ses chiens, comme il fait toujours la veille des jours de fête. Partons vite.

Lémor se récria : il ne faisait, disait-il, que d’arriver.

— C’est possible, dit le meunier ; mais moi, savez-vous qu’il faut que j’aille à la Châtre ce soir ?

— Comment ! pour mes affaires ? dit Marcelle.

— S’il vous plaît ! Je veux voir votre notaire avant